Une nouvelle proposée par Paul Salmon




La terreur est dans l'escalier
Je n'ai pas peur des ascenseurs.
J'entre dans l'ascenseur, j'appuie sur un bouton, j'attends paisiblement dtre arrivé à l'étage voulu, et je sors. Le voyage se passe sans histoire, sans faire
de prière a
vant, sans signe de croix, sans avoir
besoin de toucher du bois ou de tripoter un gri-gri
. Une ascension de vingt-sept étages ne me fatigue
pas. Frais comme l
a rose en montant, je ne suis pas plus crispé en descendant. il m'arrive de chanton- ner ou de siffler. Parfois je souris. Je ne crains pas
l
a panne éventuelle que redoutent la plupart des
g
ens que je connais. Si une panne survient, eh bien
j
'appuierai sur le bouton «alarme» prévu pour
cette éventualité et j'
attendrai tranquillement qu'on vienne me délivrer. Voilà tout. Pas de quoi me
tracasser
.
Malheureusement, il y a les escaliers.
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Les escaliers m'angoissent. Même si je ne les uti- lise pas. Rien que de savoir qu'il y a un escalier dans
les parages, je ne me sens pas tranquille. Tout peut
arriver par un escalier. Un monstre, un assassin
, une bête féroce. Je dis «un» monstre, «une» bête, mais il peut aussi bien y en avoir plusieurs. Des
légions. Les névropathes
, les psychotiques sont en
train de grouiller sur les marches qui montent de
la cave
, ou de se déverser du grenier. Les forces
hostiles des étages supérieurs glissent le long de la
rampe. Rien que ce mot, «rampe», a quelque chose
de répugnant. Des serpents rampent le long de la
rampe. Faut pas compter sur moi pour y poser la
main
. Je préfère regarder où je mets les pieds, pour
éviter les rats qui circulent dans l'ombre, les cafards,
les scorpions
, les crocodiles ... Bien sûr, quand il y
a de la lumière, je ne suis pas plus bête qu'un autre,
je me rends compte qu
'il n'y a rien. Mais dès que la
minuterie coupe le courant, et même rieri qu'à l'idée
qu'elle va plonger dans les ténèbres
, la terreur
m'envahit
.
Il faudrait me payer cher pour emprunter un
escalier.
D'ailleurs, c'est drôlement casse-gueule. J'ai une
amie qui vient de se fracturer une jambe en tom
-
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bant dans l'escalier. Elle croit sincèrement qu'elle a raté une marche. C'est curieux comme on accuse
toujours les marches pour innocenter les escaliers.
Une marche glissante, une marche b
ranlante, une
marche trop ceci ou trop cela, bref
, c'est toujours
une marche. L
'escalier, lui? Un petit saint. Si on
avait tenu sa rampe
, il ne serait rien arrivé. Et
les serpents? Les lézards? Les crapauds, les sang
- sues? il faudrait tripatouiller dedans pour éviter
la chute? Mais je préfère encore la chute, merde
alors!
C'est ce qu'il y a de plus dangereux, les escaliers.
Pourquoi il y aurait des escaliers de secours, sinon?
Vous
avez déjà entendu parler d'ascenseur de
secours? Ce serait ridicule. On ne risque rien dans
un ascenseur
. Au pire, on stoppe. Dans l'escalier, on se rompt les os, si ce n'est pas la nuque.
Si on enferme l'escalier dans une cage, ce n'est
tout d
e même pas par hasard. Oh, je sais, il y a aussi
l
a cage d'ascenseur, mais c'est juste une façon de
parler. Un amal
game qui ne tient pas debout, parce
que les seules à avoir des barreaux, ce sont bien les
cages d'escalier! .
Imaginez deux secondes la panique si, par négli- gence ou accident, un escalier s'évadait de sa cage!
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Les cadavres surgissent d'en haut comme d'en
bas, le sang monte lentement mais inexorable-
ment: deuxième étage, sixième étage, les paillas-
sons flottent, les marches se piétinent, se jettent les
unes contre les autres, se griffent, se mordent. .. La
concierge fait la planche sur le palier, au milieu de
son courrier détrempé ... La ville entière disparaî
t sous une épaisse soupe rouge. L'escalier ricane:
- Alors, on ne veut plus monter? Personne ne
veut visiter les étages supérieurs en ma compagnie?
Sa voix infernale et le rire démoniaque qui suit
n'obtiennent évidemment aucun écho.
Il ne reste que moi de vivant, planqué dans une
poubelle. Je me retiens de respirer. L
'escalier insiste,
doucereux:
- Allez, monte, chéri, tu ne le regretteras pas ...
O
n s'éloigne, revient, tourne autour de la poubelle.
-
Je sais que tu es là, mon mignon, descends dans
mes profondeurs ...
Le couvercle de la poubelle se soulève lente-
ment. .. retombe.
Dehors, le soleil inonde ce qui émerge encore. A l'intérieur, la nuit règne.
Je sais que c'est elle qui gagnera.

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