Quelques souvenirs d'un Simiane évanoui
Quelques souvenirs d'un Simiane évanoui
Simiane-la-Rotonde a toujours eu son lot de personnages de valeur. Ils ont aimé notre village, s'y sont installé temporairement ou "pour de bon" et ont collectionné leur "stock" de souvenirs.
Parmi eux, Cyrille Cahen, qui possède la maison à gauche de la halle couverte. Psychiatre et psychothérapeute il s'est spécialisé dans l'aide aux enfants et adolescents en difficultés scolaires ("La tête ailleurs", 1997). Ce n'est qu'une facette de l'homme , qui est aussi un écrivain de romans et nouvelles de talent. Ses oeuvres sont appréciées : "Le libraire et son pygmée " fût nominé pour le prix Goncourt, le recueil de nouvelles "Le frôleur" le reçut en 1995.
Sa petite-fille Anne nous a fait parvenir par l'intermédiaire d'Isabelle Oudot, ce petit récit de ses souvenirs de Simiane et de ses habitants et elle nous a donné la permission des les publier. Nous la remercions de tout coeur!
L’année dernière, je lisais avec émotion dans le petit journal de Betty, les pages où elle
évoquait les habitants de Simiane récemment disparus. Je lui proposai alors de lui
communiquer mes propres souvenirs des anciens Simianais que j’avais connus dès les
années soixante. Cette petite collection de souvenirs n’a aucunement la prétention de
donner du Simiane d’alors une image tant soit peu objective ou sociologiquement valable,
ce ne sont que des impressions et récits glanés au contact de quelques personnes que j’ai
eu plaisir à fréquenter. Il y en a bien d’autres que j’ai côtoyés sans vraiment entrer en
contact. Ce sont des occasions que l’on regrette. Et il y en a d’autres que j’oublie. Si je
m’en ressouviens, j’écrirai un second chapitre.
Lorsque je débarquai, « estranger », avec mon ami Philippe H. dans ce si beau village en 1959, il était totalement inconnu des touristes. Ce que j’ignorais alors c’est qu’il avait été découvert bien avant nous par deux célébrités : le peintre tchèque Ottokar Kubin et le philosophe Jean Grenier. Je ne savais pas non plus qu’il était le lieu d’origine d’HenriLaugier, qui fut secrétaire général de l’ONU.
A cette époque, l’endroit incontournable était le café de la Rotonde, en face de la place couverte, tenu par Marie Aubert. Elle était dite aussi « Marie Fidelin », du nom, je crois d’un sien oncle qui lui aurait légué la maison dont le rez-de-chaussée était occupé par le café.
Celui-ci était meublé de belles tables en noyer poli par des décennies d’usage. Les hommes du haut village s’y retrouvaient à l’heure de l’apéritif et la salle retentissait d’éclats de voix sonores. Marie était une petite femme maigre à lunettes, extrêmement vive. Elle levait la tête, vous regardait droit dans les yeux et s’exprimait d’une voix rapide et bien affirmée. C’est à elle que le village doit de se nommer « Simiane-la- Rotonde », appellation qu’elle suggéra à l’abbé Martel, ancien curé de Simiane, afin de distinguer le village de son homonyme des Bouches-du-Rhône.
Une fois par semaine, le vendredi, il y avait chez Marie séance de cinéma. Un homme venu je ne sais d’où déployait un écran le long de l’un des murs et projetait son film. Ma belle-fille Laura, alors âgée de 10 ans se rappelle, non sans émotion, la terrifiante histoire des « Frères corses », sombre enchaînement de vendettas meurtrières.
En ce temps là, le village ne manquait pas de commerçants : il y avait, dans le bas du village, l’épicerie-boucherie des époux Castor. Dans le haut village, une boulangerie attenante au café de Marie, l’épicerie Adrian tenue par les parents de Louis et Léon, située là où Léon demeure actuellement. Il y avait aussi l’épicerie Giovale tenue par Phinet. Elle n’avait pas de réfrigérateur et mettait ses produits au frais dans sa citerne. Quelques détails sur Phinet (diminutif de Joséphine). Elle était issue d’une famille de 8 enfants et avait passé ses premières années dans une grande pauvreté. Elle allait à l’école pieds nus, et lorsqu’une bonne âme lui offrit une paire de chaussures, elle se plaignit que cela lui faisait mal aux pieds. Elle avait fidèlement servi, à partir de l’âge de 12 ans je crois, deux vieilles demoiselles qui, en reconnaissance lui avaient légué le logement qu’elle habitait en face du clocher et où elle tenait son épicerie. Le samedi, jour du marché à Apt, un membre de la famille Adrian voiturait Phinet au marché pour y refaire ses stocks. Forme villageoise, fort atténuée de la concurrence, si prisée par la Commission de Bruxelles. Son mari Joseph était un Italien placide qui « promenait le fusil » sans que l’on ait, à ma connaissance, beaucoup contemplé le produit de sa chasse. Leur fille Josette qui vit avec son mari Maurice dans une villa du bas village, était, au dire de Phinet, un peu chétive dans son enfance. Le médecin lui aurait dit : « Que le diable me patafiole, Madame Giovale, votre petite ne sera jamais une grande petite ».
Autre anecdote, mais il faut d’abord que je dise un mot de Brian Featherstone, un Anglais charmant, interprète à l’UNESCO et qui avait élu domicile à Simiane. J’en reparlerai un peu plue loin. Brian, donc se rend à l’épicerie de Phinet pour acheter un fromage. « C’est trois francs dix-sept », dit Phinet. Brian fouille dans ses poches, trouve trois francs quinze et cherche désespérément les deux centimes restants. Phinet le laisse chercher imperturbablement. Après un bon bout de temps, Brian trouve les deux centimes et les tend à Phinet. Celle-ci prend alors un second fromage sur l’étagère et le tend à Brian : « Celui-ci, je vous en fais cadeau, le commerce c’est le commerce, mais l’amitié c’est l’amitié ».
Comme promis, retour à Brian. Il était connu, selon ses interlocuteurs, tantôt comme « Braillane », tantôt comme « Brillant », tantôt comme « Monsieur Brillant ». Quant à « Featherstone », je ne pense pas que ce mot barbare ait jamais passé les lèvres d’un Simianais. Il était grand, mince, élégant, il parlait un français impeccable, ce qui était normal pour un interprète, mais il avait gardé, je soupçonne avec un brin de coquetterie, son accent britannique : la poussière anglaise ne se détache jamais complètement des semelles d’un natif du Royaume Uni.
Brian n’était pas seulement interprète, pas seulement amoureux de la Haute Provence, il était aussi ... berger. Brian avait suivi le cours accéléré de bergerie à la fameuse école de Rambouillet. Il était « berger accéléré ». Pourtant ce n’était pas un berger pour rire et il avait connu de nombreuses nuits de solitude avec son troupeau dans les monts du Queyras.
Un trait de sa personnalité : Brian tombe malade, il consulte à Paris, résultat des examens : cancer du poumon. Brian raconte qu’atterré par cette révélation, il arpente les rues de Paris en se lamentant : « Pourquoi moi ? Pourquoi moi ? » Et soudain, « voilà, dit-il, qu’il y a comme une bulle qui monte vers mon cerveau, et une voix en moi qui prononce : et pourquoi pas moi ? »
A partir de cet instant, Brian décide de faire face à la maladie et de se battre. En fait, il fut opéré et il guérit. S’il mourut, cinq ans plus tard, encore jeune, au grand chagrin de tous, ce fut par une tout autre cause. Un arbre, planté près de l’église perpétue sa mémoire. Sa maison près de la poterie a également été vouée à sa mémoire par les soins attentifs de Martine Cazin qui y organise des expositions.
Je reviens à Phinet, ou plutôt à sa famille. Elle avait une sœur : Célestine, une femme longue et mince, toujours vêtue de noir, vive et serviable, trottant sans fatigue dans les rues abruptes de Simiane. Elle était de ces innombrables veuves de guerre, laissées seules après l’affreux massacre appelé « Grande Guerre ». Seule ? Non car son fils Henri, né en 1915, ne connut jamais son père « MORT POUR LA France » comme des millions de jeunes villageois et citadins. Il était menuisier, et excellent menuisier. Il habitait avec sa mère dans sa maison qui était ce qui restait de l’ancien château, jouxtant la Rotonde, aujourd’hui restauré, en grande partie grâce à l’initiative de Marie-José Noël. Son atelier, très grand, au rez-de-chaussée était dallé de petits galets arrondis datant, certains disent du Moyen Âge, d’autres du XIXème siècle. Il y avait là de nombreuses machines qui tournaient, non pas des machines modernes, mais qui évoquaient plutôt, me semble-t-il, l’époque de Zola. Henri était doux, il parlait sans élever la voix. Il louchait très fort, ce qui me gênait car je ne savais jamais s’il me regardait en face. Il s’était construit un cabanon dans un champ, au bord de la petite route qui monte du transformateur et rejoint la grande route militaire qui, à cette époque n’existait pas, car nous sommes avant le temps des fusées dont les silos ont, comme l’a écrit René Char « percé la noble écorce d’Albion » (je cite de mémoire). Dans ce cabanon, Henri se retirait pour méditer et confectionner un pastis de son cru qu’il offrait généreusement à ceux qui avaient trouvé le chemin de son ermitage. Henri était discret et sensible. Il possédait un réel talent de peintre qu’il exploitait peu. Il y a, de sa main, deux très belle vues de la plaine à partir de la Rotonde, l’une chez les Grenier, l’autre chez sa cousine Josette Blanc. Henri connaissait les champignons, les lieux et les saisons. Cette recherche, solitaire et qui impliquait une connaissance à la fois ancestrale et instinctive de la nature correspondait bien à son caractère.
Tout le monde bien sûr se souvient du maçon Robert Aumagy, le mari d’Elisabeth, le père d’Anaïs, mais peu sans doute l’ont connu jeune, à l’époque où, svelte, avec un visage fin et sculpté de jeune romantique, il tirait le loto à l’Auberge du Faubourg. Je l’entends encore proclamant d’une voix claire : « Il a la queue en bas, le 9. Il a la queue en l’air, le Le grand-père, le 99...... » etc. Et puisque nous sommes avec la famille Aumagy, rappelons le souvenir de Lucien - oncle de Robert - qui faisait office de fossoyeur. Il racontait, avec de l’effroi dans la voix que, durant une nuit d’orage, un de ces violents orages qui, parfois s’abattent sur Simiane, il avait été arraché de son lit par la foudre et jeté dans la rue. Sa peau, ajoutait-il, était devenue toute verte. Le récit était corroboré par sa cousine Jeanne Aumagy, mère de Robert, dont je vais parler maintenant.
Jeanne Aumagy, avec ses six enfants, était bien connue de tous, elle est décédée récemment. Je veux seulement relater ici quelques souvenirs de jeunesse qu’elle nous a racontés : on n’imagine plus combien la vie était dure à Simiane avant la guerre. Jeanne devait porter son linge pendant des kilomètres pour le laver à la rivière. Le lavoir, maintenant désuet, est apparu en son temps comme une grande innovation !
Elle cueillait des kilos de jonquilles dans la plaine pour les parfumeurs de Grasse. C’étaient d’énormes ballots de fleurs, très lourds.
Les veillées étaient des moments de plaisir et de détente, le but était d’aller chez des voisins casser des amandes, mais le voisinage, dans cette région peu peuplée représentait parfois des kilomètres à faire à pied, avec retour après minuit. Mon impression, d’après les récits de Jeanne Aumagy, est qu’il y avait plus d’histoires contées et de cartes battues que d’amandes épluchées, mais mon impression est sans doute injuste...
Le « banc des vieux » était une institution simianaise. A la combe, sur le banc, dans les années soixante, on pouvait rencontrer tout un groupe de personnes âgées qui devisaient, souvent en provençal, le banc, toujours présent, mais, hélas ! beaucoup moins fréquenté. Je me rappelle qu’il y avait là la mère de Jeanne Aumagy, mais j’ai malheureusement oublié les autres noms, il faudra que je demande à Alain Jean ou à Bruno Thomas.
Si je parle du banc des vieux, c’est que la tradition a été continuée par Jeanne Aumagy et Léonie Costabello qui s’y retrouvaient toutes les après-midi lorsqu’elles sont devenues elles-mêmes de vieilles personnes.
Léonie, la plupart des Simianais, de souche ou d’adoption, l’ont sûrement connue, petite femme, maigre, vive, agile et d’une résistance acquise dans sa rude jeunesse et qu’elle n’a jamais perdue : elle faisait encore sa lessive à l’eau froide dans une bassine devant sa maison, située un peu au-dessus de la maison Grenier et occupée actuellement par Isabelle Oudot. Mais je veux parler ici de son enfance et de sa jeunesse. Elle était l’aînée de 8 enfants : famille piémontaise comme il y en avait beaucoup au début du siècle qui venaient en Provence faire les charbonniers. Léonie a passé toute son enfance dans les bois. Elle garde un bon souvenir de cette liberté et de cette sauvagerie (je rappelle que « sauvage » vient du latin « silva » qui signifie « forêt », italien « selvaggio ». Par contre, Léonie n’a pas apprécié son rôle d’aînée, ayant à sa charge ses 7 frères et sœurs tandis que les parents s’activaient à creuser les fosses, les remplir de bois et surveiller le feu. Car s’il s’éteignait, tout était à recommencer, et s’il brûlait trop vite, il n’y avait pas de charbon, donc pas de ressources pour la famille. Léonie avait si mal vécu son rôle de petite maman que par la suite elle ne voulut pas avoir d’enfants, et que, dans son extrême vieillesse, elle ne se plaignit jamais de sa solitude, disant que c’est de cela qu’elle avait le plus manqué dans son enfance et sa jeunesse.
Léonie connut l’école pour la première fois à l’âge de 12 ans. Elle était fort intelligente : un oncle leur avait envoyé d’Italie une grammaire de la langue italienne qu’elle apprit toute seule, ne parlant que le patois piémontais dans sa famille. Les mœurs forestières de ce temps nous laissent rêveurs : lorsqu’un emplacement avait été exploité jusqu’au bout, la famille se déplaçait pour en trouver un autre. On démontait la cabane, y compris le poêle, on louait un âne que l’on chargeait de tout le déménagement, et l’on partait à la recherche d’un nouveau travail harassant pour les parents, nouvelles scènes d’aventures pour les enfants.
Léonie épousa plus tard Costabello (prononcer : Costabelle), paysan simianais, ajoutant ainsi à son répertoire linguistique le français et le provençal. Son mari était un petit homme charmant et souriant, également comme son nom l’indique, d’origine italienne. Il avait un sens profond et enraciné de la propriété qui ne renonçait pas facilement à ses prérogatives, même face aux dures nécessités de la loi : ainsi, il avait vendu à un Parisien un local où il entreposait ses lavandes. Il ne pouvait se résoudre à débarrasser ce lieu et y retournait régulièrement, même après la signature de l‘acte. Ce n’est qu’après maint avertissement et finalement menaces de l’acquéreur que Costabello se résigna enfin à vider les lieux.
Après son mariage, Léonie n’en continua pas moins les durs travaux, qui lui semblaient tout naturels. Ramasser des vingt kilos de champignons et les rapporter sur son dos, ou, alternativement de lourds fagots, ne lui fit jamais peur, et jusqu’aux derniers mois de sa vie, hiver comme été, elle ne manqua jamais sa promenade, toute en montées et en descentes, autour du village.
Gaby Consolin, femme du cantonnier, était une forte personne, marchant difficilement et quittant rarement sa maison, située près de la maison d’Edwin, et qu’elle chauffait jusqu’à faire concurrence aux pires journées de canicule. Elle était hospitalière et avenante. Elle nous parlait de son roman, censé raconter le retour à la terre d’un jeune citadin épris d’élevage de caprins, mais elle ne dépassa pas, je crois, le premier chapitre que, malgré mes prières, elle ne voulut pas me faire lire.
Elle bénéficiait d’une réputation quelque peu magique : elle tirait les cartes et donnait, comme les consultantes des radios périphériques, des conseils par téléphone aux âmes en peine qui la sollicitaient.
Juliette, soeur de Consolin, compagne d’Huguetto habitait avec lui en face du café de Marie. Elle était un peu simplette. Elle passait de longs moments sur le pas de sa porte, appelait d’une voix lugubre sa chienne Dolly. On entendait longuement résonner, au coucher du soleil, la voix de Juliette : « Dolly Dolly Dolly... ». C’était une sorte de rituel, comme les appels à la prière lancés du haut des minarets par les muezzins : On disait que dans son enfance, abusant de sa docilité, les enfants de Simiane lui faisaient faire « le tour du poteau ». Il s’agissait de grimper sur le garde-corps de la place couverte, d’embrasser une des colonnes et de faire le tour en passant dans le vide.
Je terminerai par l’évocation du Chapeau Rouge à la grande époque des époux Roux. On y mangeait alors, comme dans beaucoup de restaurants du pays, mais en plus succulent encore, et pour un prix qui, aujourd’hui, paraîtrait d’une ridicule modicité. Le menu habituel cuisiné avec art par la discrète Mme Roux comportait omelette aux truffes, jambon cru, civet de lièvre, grives sur canapé. Pas des grives de Corse, quelle horreur ! Non ! des grives du pays, aux genièvres ! Le père Roux était malgré tout assez tolérant : « Les grives de Corse, disait-il, il faut pas en dire du mal, si elles venaient chez nous, elles seraient au genièvre comme les autres ».
Le père Roux, grand gaillard possédant un bel embonpoint, accueillait ses clients sans les exquises manières que l’on enseigne actuellement dans les écoles hôtelières. Il ne fallait pas arriver au Chapeau Rouge après 13 heures car il vous expédiait d’une voix tonnante : « Allez donc à Banon, aux Voyageurs, vous verrez, c’est bien meilleur qu’ici ! » En fait, rien n’était meilleur que les repas du Chapeau Rouge... souvenirs... nostalgie... Mais il paraît que dans ce lieu de mémoire, les beaux jours reviennent.
Et puisque j’ai mentionné les truffes, je ne résiste pas à une dernière anecdote. Célestine dont j’ai déjà parlé, mère d’Henri Pascal, aidait ma femme dans la maison. Elle voit celle-ci cuire un poulet et s’exclame : « Peuchère, vous allez quand même pas le manger sans truffe ! » Et la voilà qui remonte à petits pas pressés chez elle, au château et revient dix minutes plus tard avec une superbe truffe qu’elle nous offre, puis enseigne à Jane comment l’insérer sous la peau du poulet afin que les choses soient faites comme il faut.
Lorsque je débarquai, « estranger », avec mon ami Philippe H. dans ce si beau village en 1959, il était totalement inconnu des touristes. Ce que j’ignorais alors c’est qu’il avait été découvert bien avant nous par deux célébrités : le peintre tchèque Ottokar Kubin et le philosophe Jean Grenier. Je ne savais pas non plus qu’il était le lieu d’origine d’HenriLaugier, qui fut secrétaire général de l’ONU.
A cette époque, l’endroit incontournable était le café de la Rotonde, en face de la place couverte, tenu par Marie Aubert. Elle était dite aussi « Marie Fidelin », du nom, je crois d’un sien oncle qui lui aurait légué la maison dont le rez-de-chaussée était occupé par le café.
Celui-ci était meublé de belles tables en noyer poli par des décennies d’usage. Les hommes du haut village s’y retrouvaient à l’heure de l’apéritif et la salle retentissait d’éclats de voix sonores. Marie était une petite femme maigre à lunettes, extrêmement vive. Elle levait la tête, vous regardait droit dans les yeux et s’exprimait d’une voix rapide et bien affirmée. C’est à elle que le village doit de se nommer « Simiane-la- Rotonde », appellation qu’elle suggéra à l’abbé Martel, ancien curé de Simiane, afin de distinguer le village de son homonyme des Bouches-du-Rhône.
Une fois par semaine, le vendredi, il y avait chez Marie séance de cinéma. Un homme venu je ne sais d’où déployait un écran le long de l’un des murs et projetait son film. Ma belle-fille Laura, alors âgée de 10 ans se rappelle, non sans émotion, la terrifiante histoire des « Frères corses », sombre enchaînement de vendettas meurtrières.
En ce temps là, le village ne manquait pas de commerçants : il y avait, dans le bas du village, l’épicerie-boucherie des époux Castor. Dans le haut village, une boulangerie attenante au café de Marie, l’épicerie Adrian tenue par les parents de Louis et Léon, située là où Léon demeure actuellement. Il y avait aussi l’épicerie Giovale tenue par Phinet. Elle n’avait pas de réfrigérateur et mettait ses produits au frais dans sa citerne. Quelques détails sur Phinet (diminutif de Joséphine). Elle était issue d’une famille de 8 enfants et avait passé ses premières années dans une grande pauvreté. Elle allait à l’école pieds nus, et lorsqu’une bonne âme lui offrit une paire de chaussures, elle se plaignit que cela lui faisait mal aux pieds. Elle avait fidèlement servi, à partir de l’âge de 12 ans je crois, deux vieilles demoiselles qui, en reconnaissance lui avaient légué le logement qu’elle habitait en face du clocher et où elle tenait son épicerie. Le samedi, jour du marché à Apt, un membre de la famille Adrian voiturait Phinet au marché pour y refaire ses stocks. Forme villageoise, fort atténuée de la concurrence, si prisée par la Commission de Bruxelles. Son mari Joseph était un Italien placide qui « promenait le fusil » sans que l’on ait, à ma connaissance, beaucoup contemplé le produit de sa chasse. Leur fille Josette qui vit avec son mari Maurice dans une villa du bas village, était, au dire de Phinet, un peu chétive dans son enfance. Le médecin lui aurait dit : « Que le diable me patafiole, Madame Giovale, votre petite ne sera jamais une grande petite ».
Autre anecdote, mais il faut d’abord que je dise un mot de Brian Featherstone, un Anglais charmant, interprète à l’UNESCO et qui avait élu domicile à Simiane. J’en reparlerai un peu plue loin. Brian, donc se rend à l’épicerie de Phinet pour acheter un fromage. « C’est trois francs dix-sept », dit Phinet. Brian fouille dans ses poches, trouve trois francs quinze et cherche désespérément les deux centimes restants. Phinet le laisse chercher imperturbablement. Après un bon bout de temps, Brian trouve les deux centimes et les tend à Phinet. Celle-ci prend alors un second fromage sur l’étagère et le tend à Brian : « Celui-ci, je vous en fais cadeau, le commerce c’est le commerce, mais l’amitié c’est l’amitié ».
Comme promis, retour à Brian. Il était connu, selon ses interlocuteurs, tantôt comme « Braillane », tantôt comme « Brillant », tantôt comme « Monsieur Brillant ». Quant à « Featherstone », je ne pense pas que ce mot barbare ait jamais passé les lèvres d’un Simianais. Il était grand, mince, élégant, il parlait un français impeccable, ce qui était normal pour un interprète, mais il avait gardé, je soupçonne avec un brin de coquetterie, son accent britannique : la poussière anglaise ne se détache jamais complètement des semelles d’un natif du Royaume Uni.
Brian n’était pas seulement interprète, pas seulement amoureux de la Haute Provence, il était aussi ... berger. Brian avait suivi le cours accéléré de bergerie à la fameuse école de Rambouillet. Il était « berger accéléré ». Pourtant ce n’était pas un berger pour rire et il avait connu de nombreuses nuits de solitude avec son troupeau dans les monts du Queyras.
Un trait de sa personnalité : Brian tombe malade, il consulte à Paris, résultat des examens : cancer du poumon. Brian raconte qu’atterré par cette révélation, il arpente les rues de Paris en se lamentant : « Pourquoi moi ? Pourquoi moi ? » Et soudain, « voilà, dit-il, qu’il y a comme une bulle qui monte vers mon cerveau, et une voix en moi qui prononce : et pourquoi pas moi ? »
A partir de cet instant, Brian décide de faire face à la maladie et de se battre. En fait, il fut opéré et il guérit. S’il mourut, cinq ans plus tard, encore jeune, au grand chagrin de tous, ce fut par une tout autre cause. Un arbre, planté près de l’église perpétue sa mémoire. Sa maison près de la poterie a également été vouée à sa mémoire par les soins attentifs de Martine Cazin qui y organise des expositions.
Je reviens à Phinet, ou plutôt à sa famille. Elle avait une sœur : Célestine, une femme longue et mince, toujours vêtue de noir, vive et serviable, trottant sans fatigue dans les rues abruptes de Simiane. Elle était de ces innombrables veuves de guerre, laissées seules après l’affreux massacre appelé « Grande Guerre ». Seule ? Non car son fils Henri, né en 1915, ne connut jamais son père « MORT POUR LA France » comme des millions de jeunes villageois et citadins. Il était menuisier, et excellent menuisier. Il habitait avec sa mère dans sa maison qui était ce qui restait de l’ancien château, jouxtant la Rotonde, aujourd’hui restauré, en grande partie grâce à l’initiative de Marie-José Noël. Son atelier, très grand, au rez-de-chaussée était dallé de petits galets arrondis datant, certains disent du Moyen Âge, d’autres du XIXème siècle. Il y avait là de nombreuses machines qui tournaient, non pas des machines modernes, mais qui évoquaient plutôt, me semble-t-il, l’époque de Zola. Henri était doux, il parlait sans élever la voix. Il louchait très fort, ce qui me gênait car je ne savais jamais s’il me regardait en face. Il s’était construit un cabanon dans un champ, au bord de la petite route qui monte du transformateur et rejoint la grande route militaire qui, à cette époque n’existait pas, car nous sommes avant le temps des fusées dont les silos ont, comme l’a écrit René Char « percé la noble écorce d’Albion » (je cite de mémoire). Dans ce cabanon, Henri se retirait pour méditer et confectionner un pastis de son cru qu’il offrait généreusement à ceux qui avaient trouvé le chemin de son ermitage. Henri était discret et sensible. Il possédait un réel talent de peintre qu’il exploitait peu. Il y a, de sa main, deux très belle vues de la plaine à partir de la Rotonde, l’une chez les Grenier, l’autre chez sa cousine Josette Blanc. Henri connaissait les champignons, les lieux et les saisons. Cette recherche, solitaire et qui impliquait une connaissance à la fois ancestrale et instinctive de la nature correspondait bien à son caractère.
Tout le monde bien sûr se souvient du maçon Robert Aumagy, le mari d’Elisabeth, le père d’Anaïs, mais peu sans doute l’ont connu jeune, à l’époque où, svelte, avec un visage fin et sculpté de jeune romantique, il tirait le loto à l’Auberge du Faubourg. Je l’entends encore proclamant d’une voix claire : « Il a la queue en bas, le 9. Il a la queue en l’air, le Le grand-père, le 99...... » etc. Et puisque nous sommes avec la famille Aumagy, rappelons le souvenir de Lucien - oncle de Robert - qui faisait office de fossoyeur. Il racontait, avec de l’effroi dans la voix que, durant une nuit d’orage, un de ces violents orages qui, parfois s’abattent sur Simiane, il avait été arraché de son lit par la foudre et jeté dans la rue. Sa peau, ajoutait-il, était devenue toute verte. Le récit était corroboré par sa cousine Jeanne Aumagy, mère de Robert, dont je vais parler maintenant.
Jeanne Aumagy, avec ses six enfants, était bien connue de tous, elle est décédée récemment. Je veux seulement relater ici quelques souvenirs de jeunesse qu’elle nous a racontés : on n’imagine plus combien la vie était dure à Simiane avant la guerre. Jeanne devait porter son linge pendant des kilomètres pour le laver à la rivière. Le lavoir, maintenant désuet, est apparu en son temps comme une grande innovation !
Elle cueillait des kilos de jonquilles dans la plaine pour les parfumeurs de Grasse. C’étaient d’énormes ballots de fleurs, très lourds.
Les veillées étaient des moments de plaisir et de détente, le but était d’aller chez des voisins casser des amandes, mais le voisinage, dans cette région peu peuplée représentait parfois des kilomètres à faire à pied, avec retour après minuit. Mon impression, d’après les récits de Jeanne Aumagy, est qu’il y avait plus d’histoires contées et de cartes battues que d’amandes épluchées, mais mon impression est sans doute injuste...
Le « banc des vieux » était une institution simianaise. A la combe, sur le banc, dans les années soixante, on pouvait rencontrer tout un groupe de personnes âgées qui devisaient, souvent en provençal, le banc, toujours présent, mais, hélas ! beaucoup moins fréquenté. Je me rappelle qu’il y avait là la mère de Jeanne Aumagy, mais j’ai malheureusement oublié les autres noms, il faudra que je demande à Alain Jean ou à Bruno Thomas.
Si je parle du banc des vieux, c’est que la tradition a été continuée par Jeanne Aumagy et Léonie Costabello qui s’y retrouvaient toutes les après-midi lorsqu’elles sont devenues elles-mêmes de vieilles personnes.
Léonie, la plupart des Simianais, de souche ou d’adoption, l’ont sûrement connue, petite femme, maigre, vive, agile et d’une résistance acquise dans sa rude jeunesse et qu’elle n’a jamais perdue : elle faisait encore sa lessive à l’eau froide dans une bassine devant sa maison, située un peu au-dessus de la maison Grenier et occupée actuellement par Isabelle Oudot. Mais je veux parler ici de son enfance et de sa jeunesse. Elle était l’aînée de 8 enfants : famille piémontaise comme il y en avait beaucoup au début du siècle qui venaient en Provence faire les charbonniers. Léonie a passé toute son enfance dans les bois. Elle garde un bon souvenir de cette liberté et de cette sauvagerie (je rappelle que « sauvage » vient du latin « silva » qui signifie « forêt », italien « selvaggio ». Par contre, Léonie n’a pas apprécié son rôle d’aînée, ayant à sa charge ses 7 frères et sœurs tandis que les parents s’activaient à creuser les fosses, les remplir de bois et surveiller le feu. Car s’il s’éteignait, tout était à recommencer, et s’il brûlait trop vite, il n’y avait pas de charbon, donc pas de ressources pour la famille. Léonie avait si mal vécu son rôle de petite maman que par la suite elle ne voulut pas avoir d’enfants, et que, dans son extrême vieillesse, elle ne se plaignit jamais de sa solitude, disant que c’est de cela qu’elle avait le plus manqué dans son enfance et sa jeunesse.
Léonie connut l’école pour la première fois à l’âge de 12 ans. Elle était fort intelligente : un oncle leur avait envoyé d’Italie une grammaire de la langue italienne qu’elle apprit toute seule, ne parlant que le patois piémontais dans sa famille. Les mœurs forestières de ce temps nous laissent rêveurs : lorsqu’un emplacement avait été exploité jusqu’au bout, la famille se déplaçait pour en trouver un autre. On démontait la cabane, y compris le poêle, on louait un âne que l’on chargeait de tout le déménagement, et l’on partait à la recherche d’un nouveau travail harassant pour les parents, nouvelles scènes d’aventures pour les enfants.
Léonie épousa plus tard Costabello (prononcer : Costabelle), paysan simianais, ajoutant ainsi à son répertoire linguistique le français et le provençal. Son mari était un petit homme charmant et souriant, également comme son nom l’indique, d’origine italienne. Il avait un sens profond et enraciné de la propriété qui ne renonçait pas facilement à ses prérogatives, même face aux dures nécessités de la loi : ainsi, il avait vendu à un Parisien un local où il entreposait ses lavandes. Il ne pouvait se résoudre à débarrasser ce lieu et y retournait régulièrement, même après la signature de l‘acte. Ce n’est qu’après maint avertissement et finalement menaces de l’acquéreur que Costabello se résigna enfin à vider les lieux.
Après son mariage, Léonie n’en continua pas moins les durs travaux, qui lui semblaient tout naturels. Ramasser des vingt kilos de champignons et les rapporter sur son dos, ou, alternativement de lourds fagots, ne lui fit jamais peur, et jusqu’aux derniers mois de sa vie, hiver comme été, elle ne manqua jamais sa promenade, toute en montées et en descentes, autour du village.
Gaby Consolin, femme du cantonnier, était une forte personne, marchant difficilement et quittant rarement sa maison, située près de la maison d’Edwin, et qu’elle chauffait jusqu’à faire concurrence aux pires journées de canicule. Elle était hospitalière et avenante. Elle nous parlait de son roman, censé raconter le retour à la terre d’un jeune citadin épris d’élevage de caprins, mais elle ne dépassa pas, je crois, le premier chapitre que, malgré mes prières, elle ne voulut pas me faire lire.
Elle bénéficiait d’une réputation quelque peu magique : elle tirait les cartes et donnait, comme les consultantes des radios périphériques, des conseils par téléphone aux âmes en peine qui la sollicitaient.
Juliette, soeur de Consolin, compagne d’Huguetto habitait avec lui en face du café de Marie. Elle était un peu simplette. Elle passait de longs moments sur le pas de sa porte, appelait d’une voix lugubre sa chienne Dolly. On entendait longuement résonner, au coucher du soleil, la voix de Juliette : « Dolly Dolly Dolly... ». C’était une sorte de rituel, comme les appels à la prière lancés du haut des minarets par les muezzins : On disait que dans son enfance, abusant de sa docilité, les enfants de Simiane lui faisaient faire « le tour du poteau ». Il s’agissait de grimper sur le garde-corps de la place couverte, d’embrasser une des colonnes et de faire le tour en passant dans le vide.
Je terminerai par l’évocation du Chapeau Rouge à la grande époque des époux Roux. On y mangeait alors, comme dans beaucoup de restaurants du pays, mais en plus succulent encore, et pour un prix qui, aujourd’hui, paraîtrait d’une ridicule modicité. Le menu habituel cuisiné avec art par la discrète Mme Roux comportait omelette aux truffes, jambon cru, civet de lièvre, grives sur canapé. Pas des grives de Corse, quelle horreur ! Non ! des grives du pays, aux genièvres ! Le père Roux était malgré tout assez tolérant : « Les grives de Corse, disait-il, il faut pas en dire du mal, si elles venaient chez nous, elles seraient au genièvre comme les autres ».
Le père Roux, grand gaillard possédant un bel embonpoint, accueillait ses clients sans les exquises manières que l’on enseigne actuellement dans les écoles hôtelières. Il ne fallait pas arriver au Chapeau Rouge après 13 heures car il vous expédiait d’une voix tonnante : « Allez donc à Banon, aux Voyageurs, vous verrez, c’est bien meilleur qu’ici ! » En fait, rien n’était meilleur que les repas du Chapeau Rouge... souvenirs... nostalgie... Mais il paraît que dans ce lieu de mémoire, les beaux jours reviennent.
Et puisque j’ai mentionné les truffes, je ne résiste pas à une dernière anecdote. Célestine dont j’ai déjà parlé, mère d’Henri Pascal, aidait ma femme dans la maison. Elle voit celle-ci cuire un poulet et s’exclame : « Peuchère, vous allez quand même pas le manger sans truffe ! » Et la voilà qui remonte à petits pas pressés chez elle, au château et revient dix minutes plus tard avec une superbe truffe qu’elle nous offre, puis enseigne à Jane comment l’insérer sous la peau du poulet afin que les choses soient faites comme il faut.
Cyrille Cahen,
Boulogne, 28 avril 2009
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