Toutes les personnes qui
s'intéressent à la fondation et l'histoire de Marseille trouveront
dans le texte d'Odile Delmas les avancées de la recherche,
l'évolution des conclusions des chercheurs et une présentation de
la situation géopolitique concernant la cité.
Il s'agit du texte de la
conférence prévue ce mois de juin, annulée en raison du Covid.
GRECS
DE MASSALIA ET GAULOIS DE PROVENCE, DEUX CIVILISATIONS DISPARUES SANS
NOUS LAISSER D’HÉRITAGE CULTUREL
INTRODUCTION
L’Histoire est une
science, et comme telle, elle progresse. Parfois, un grand tableau
familier, accepté par les meilleurs spécialistes de la discipline
s’effondre, d’un seul coup, au fil d’une découverte imprévue.
Pour l’histoire antique
de la Provence, pour sa protohistoire, voire sa préhistoire, un
grand bouleversement s’est produit il y a quelques années : les
ligures et les celto-ligures, dont nous devions l’existence à des
textes d’auteurs antiques, ont disparu.
C’est
ainsi que Christian GOUDINEAU, professeur au Collège de France,
archéologue disparu le 9 mai 2018, référence mondiale pour
l’histoire des celtes, avait été amené, en quelques années, à
changer complètement d’opinion à propos des ligures : en 1998, il
fait paraître une somme Regard
sur la Gaule,
en 2007, neuf ans après, l’éditeur Actes Sud, veut faire paraître
l’ouvrage en édition de poche. Christian Goudineau accepte mais
ajoute quelques pages à la fin de chaque chapitre afin de donner
l’état des recherches en 2007. A cause de découvertes
archéologiques récentes, il écrit : “J’ai aussi accordé trop
de confiance à certaines assertions des historiens grecs : je ne
crois plus guère aux Ligures, Celto-ligures etc... [...] [l]e midi
était “celtisé” depuis longtemps.”
Quant
à l’histoire des colonisateurs grecs de Massalia un autre
bouleversement est intervenu récemment. Après une bonne partie du
20e siècle où les chercheurs ont vu dans Massalia-Marseille un
ferment d’hellénisation de la Gaule, tout change à partir des
années 90. En effet, en 1990 est organisé à Marseille un grand
colloque Marseille
grecque et la Gaule. Christian
Goudineau, un des intervenants majeurs de ce colloque, nous dit que
“le terme d’hellénisation si courant, il y a une vingtaine
d’années, n’a été utilisé par aucun orateur.” On ne croit
plus aujourd’hui à une hellénisation de la Provence par Massalia.
Par delà les changements
intervenus dans la façon de regarder Massalia et les celtes de
Provence (gaulois) nous allons considérer, dans une succession
chronologique, trois points :
- la fondation de
Massalia par des colonisateurs grecs dans un pays celte
- Massalia et les gaulois
(celtes) jusqu’à César
- les gaulois de Provence
à partir de César et la disparition de leur culture
Avertissement
:
Il faut faire attention au terme “Gaule”, au singulier, tel que
Jules César l’a employé le premier. En effet, dans un but de
propagande politique vis-à-vis de Rome et de son Sénat, Jules César
sépara artificiellement, dans ses écrits, les territoires celtes
qu’il avait conquis et qu’il nomma Gaule de ceux qu’il n’avait
pas conquis qu’il nomma Germanie ou autres.
I
- LA
FONDATION DE MASSALIA PAR DES COLONISATEURS GRECS DANS UN PAYS CELTE
A
- La
fondation de Massalia par des colonisateurs grecs
:
1 - Pourquoi la
colonisation grecque en Méditerranée ?
L’élément
fondamental de cette création de Massalia – Marseille est à
chercher dans les mouvements des populations des différentes
cités-états grecques d’environ 775 av. J.C. à environ 550 av.
J.C.
Deux
phases semblent exister
dans cette colonisation,
comme le démontre aussi bien l’archéologie que les écrits des
historiens antiques.
Une
croissance démographique importante aurait entraîné une première
phase de colonisation due à des considérations agricoles et un
manque de terres. Ceci de – 775 à – 665 environ.
Puis
de – 675 à – 550, les préoccupations commerciales semblent
avoir pris plus d’importance. C’est dans cette seconde phase,
vers – 600, que la cité-état de Phocée en Ionie crée diverses
colonies dont Massalia et
Lampsaque
(v. - 615).
Quelques
notions fondamentales pour comprendre le sujet :
Cité-état :
les Grecs étaient partagés en de nombreuses cités-états, la ville
principale et un territoire plus ou moins large aux alentours de la
cité.
Colonie :
il s’agit d’un établissement permanent appelé à devenir
également une cité-état (ne pas confondre avec les simples
comptoirs qui sont de petits établissements commerciaux). Ces
colonies sont indépendantes de leur métropole, avec lesquelles
elles conservent d’étroites relations politiques, économiques et
religieuses.
Attention !
Les Grecs installés dans ces colonies sont des colonisateurs
parce qu’ils conservent leur langue, leurs croyances,
leur religion
et leur mode de vie originel et qu’ils ne fusionnent pas avec les
populations autochtones.
Grèce :
il ne faut pas confondre la Grèce antique avec celle d’aujourd’hui.
En effet, la Grèce antique est composée de trois ensembles
principaux :
- on trouve d’abord la Grèce continentale qui correspond, en gros, à celle que nous connaissons, plus la Grèce d’Asie, littoral occupé, aujourd’hui, par les Turcs, qui comprenait l’Ionie, avec les cités-états de Phocée au nord et de Milet au sud avec Ephèse… puis la grande Grèce, nom donné aux régions côtières de l’Italie du sud et de la Sicile (le terme apparaît pour la première fois chez l’historien Polybe). Voici quelques exemples de cette grande Grèce : la cité de Chalcis fonde Naxos en Sicile (au pied de l’Etna). Naxos fonde elle-même les cités-états de Catane, Leontinol, Messine, Cumes. Megare fonde Megara qui crée Sélinonte, Corinthe crée la cité-état de Syracuse qui devient la plus grande ville grecque de Sicile.
2 - La géopolitique
de la Méditerranée occidentale au moment de la fondation de
Massalia (- 600 av. J.C.)
Au moment de la fondation
de Massalia, on trouve trois forces principales en Méditerranée
occidentale.
Attention, il ne faut pas
les considérer comme trois blocs mais comme un éparpillement de
cités-états de trois cultures différentes.
L’Etrurie s’étend
approximativement du fleuve Arno (Florence) jusqu’au nord de Naples
avec de nombreuses villes comme Volterra, Tarquinia, Vèìes et
Rome...
La grande Grèce est une
mosaïque de cités-états en Italie du sud et en Sicile. Ces cités
ont été fondées par des colonisateurs venus de diverses cités de
Grèce continentale, des îles grecques ou de Grèce d’Asie. On
trouve, par exemple, Cumes, Agrigente, Syracuse, Rheggio, Tarente...
En Afrique du nord, on
rencontre les cités-états puniques fondées par des colonisateurs
phéniciens notamment de Tyr et de Sidon comme Carthage et Utique.
Des réseaux de commerce
complexes de ces trois blocs avec la Méditerranée orientale et avec
l’Espagne se livraient à un commerce d’emporia, c’est-à-dire
de comptoirs ouverts à tous. Une sorte de stabilité géopolitique
s’était établie entre les trois civilisations étrusque, grecque
et punique.
Les trouvailles
archéologiques comme les dires d’un écrivain postérieur de cinq
siècles aux événements, Trogue-Pompée (1er siècle av. J.C.)
signalent que c’est avec l’aval du roi étrusque de Rome, Tarquin
l’Ancien, que les colonisateurs phocéens partirent fonder
Massalia.
Contes
et
légendes à propos de la fondation de Massalia-Marseille :
Le
passage ci-après est fortement inspiré d’une communication de
Didier Pralon, professeur émérite de langue et littérature grecque
à l’Université de Provence dans Marseille
grecque – la cité phocéenne (600-49 av. J.C.),
coll. Hauts lieux de l’Histoire, éd. Errance, Paris, 1999.
D’après
Didier Pralon, trois auteurs antiques principaux évoquent la
création de Marseille :
Trogue-Pompée,
un gallo-romain (voconce de Vaison-la-Romaine – les voconces
occupaient la plus grande partie de la région entre l’Isère et la
Durance). Contemporain d’Auguste, il vécut donc au 1er
siècle av. J.C., cinq siècles après la fondation de Massalia. Mais
son ouvrage n’est connu que par le résumé qu’en a fait Justin,
au 3e
siècle ap. J.C. et donc huit siècles après la fondation de
Massalia-Marseille : « Aux
temps du roi Tarquin, la jeunesse des Phocéens vint d’Asie et
aborda à l’embouchure du Tibre, puis se lia d’amitié avec les
Romains. Ensuite elle partit sur ses navires vers les golfes les plus
éloignés de la Gaule et fonda Massilia entre les Ligures et les
peuples sauvages de la Gaule.
[...]
Les chefs de la flotte furent Simos et Prôtis. Ainsi, ils vont
trouver le roi des Ségobriges, nommé Nannus, sur le territoire
duquel ils méditaient de fonder une ville et lui demandent son
amitié.
Or,
justement, ce jour-là le roi était occupé à préparer les noces
de Gyptis sa fille que, selon la coutume de son peuple, il se
préparait à marier par le choix d’un gendre au cours du festin.
Et, puisque tous les prétendants avaient été invités aux noces,
on convie aussi au banquet les hôtes grecs. Ensuite, la jeune fille
fut introduite et, comme son père lui avait ordonné de proposer
l’eau à celui qu’elle choisirait pour mari, alors elle délaissa
tous les autres, se tourna vers les Grecs et proposa l’eau à
Prôtis qui, d’hôte devint gendre et reçut de son beau-père un
lieu pour fonder une ville,
Massilia.”
Athénée
de Naucratis né vers 170 av. J.C., dans un ouvrage Le
Deipnosophistes
nous rapporte ce qu’en disait Aristote (384-322 av. J.C.) dans la
Constitution
des Massaliotes :
« Les
Phocéens qui pratiquaient le commerce en Ionie fondèrent Massalia.
Euxène, le Phocéen, était l’hôte du roi Nanos (tel était son
nom). Ce Nanos célébra les noces de sa fille alors que par hasard
Euxène était présent. Il l’invita au banquet. Le mariage se
faisait de cette manière : il fallait qu’après le repas
l’enfant entre et donne une coupe de boisson tempérée à qui elle
voulait des prétendants présents. Et celui à qui elle aurait donné
la coupe, celui-là devait être son époux. L’enfant entre donc
et, soit par hasard, soit pour une autre raison, donne la coupe à
Euxène. Le nom de l’enfant était Petta. A la suite de cet
événement, comme la père acceptait qu’il eût la jeune fille en
pensant que le don avait été fait avec l’accord de la divinité,
Euxène la reçut pour femme et vécut avec elle, changeant son nom
(à elle) en Aristoxénè et il y a à Massalia une famille issue de
cette femme, encore maintenant, appelée Prôtiade. Car Prôtis fut
le fils d’Euxène et d’Aristoxénè. »
L’analyse
que Didier Pralon fait de ces deux passages dans Marseille
grecque – la cité phocéenne (600-49 av. J.C.)
est très intéressante. Il reprend le récit de Trogue-Pompée /
Justin. Il note que la référence au roi étrusque de Rome Tarquin
est très vague puisque selon qu’il s’agit de Tarquin l’Ancien
ou de Tarquin le Superbe, Massalia aurait été fondée entre 616 et
509. Mais Didier Pralon souligne que l’archéologie démontre
qu’une date s’impose autour de 600. Il remarque, d’autre part,
que l’aventure des colons phocéens comporte deux moments :
d’abord, une reconnaissance puis une colonisation méditée,
dirigée par deux chefs dont les noms semblent légendaires :
Prôtis, le premier et Simos, le simiesque.
Par
ailleurs, Didier Pralon souligne que les noces de Gyptis suivent un
rite fréquent dans les traditions légendaires. C’est
le choix personnel de l’époux “rentré” qui va épouser la
fille et avoir la terre que l’on
trouve dans la mythologie grecque : Hélène aurait ainsi
choisi Ménélas (Euripide, Iphigénie
à Aulis,
66-71) ou Pénélope organisant le choix des prétendants avec le
concours du tir à l’arc (Homère, Odyssée,
19).
De
plus, Henri Treziny, directeur de recherche au C.N.R.S. dans
Marseille
antique,
éd. du Patrimoine, 2007, nous rappelle que l’on retrouve la même
histoire que celle de la fondation de Marseille, avec quelques
variantes, dans la fondation d’autres cités-états, comme
Lampsaque
(650 av. J.C.),
colonie phocéenne sur l’Hellespont.
Fondation de
Massalia d’après les fouilles archéologiques :
“Plus
personne ne doute de la date de fondation de Massalia vers 600 av.
J.C.” (Michel Bats, directeur honoraire de recherche au C.N.R.S.,
UMR 5140, Montpellier, «Les Phocéens, Marseille et la Gaule» in
revue Pallas,
2012. L’archéologie confirme donc les dires des écrivains
antiques sur la date de la fondation de Marseille.
Antoine
Hermary, professeur émérite à l’Université de Provence,
directeur du Centre Camille-Julian écrit, dans un chapitre qu’il a
dirigé de Marseille
grecque. La cité phocéenne,
éd. Errance, Paris, 1999 : “La colline où se trouve l’actuel
fort St Jean a été densément occupée dès le tout début du 6e
siècle. La butte St Laurent, qui en est le prolongement naturel vers
l’est, porte également des traces d’habitat de cette période,
jusqu’à son extrémité nord.” Il nous signale même que la
butte des Moulins était incluse dans la ville archaïque dès le
second quart du 6e siècle. Nous apprenons aussi que la butte des
Carmes et le quartier de la Grand’rue jusqu’à la Bourse sont
occupés par les colonisateurs vers la fin du 6e siècle av. J.C.
Origines des
colonisateurs grecs de Massalia, Phocée mais pas seulement :
Pour
traiter ce point, nous allons démarquer un article paru dans la
revue L’Histoire
n° 434 de 2017. Ce texte est dû à Antoine Hermary, professeur
émérite d’archéologie et de civilisation grecques à
l’Université de Provence.
Pour Hermary, les textes
littéraires qui parlent de cette fondation de Massalia sont tardifs
comme ceux de Strabon qui écrit à peu près 600 ans après
l’événement : “Ils paraissent attester le transfert vers la
nouvelle colonie de cultes caractéristiques de trois cités
ioniennes de la côte d’Asie mineure, Phocée pour Athéna, Milet
pour Apollon Delphinios et Ephèse pour Artémis. Il y aurait donc,
en regardant les textes de près, des colonisateurs venus des trois
cités. L’archéologie, cependant, n’infirme ni ne confirme cette
hypothèse car “[a]ucun de ces trois sanctuaires n’a été encore
localisé”.
B
- La
Provence faisait partie du pays des Celtes
:
Le pays où les
colonisateurs grecs de Phocée et, vraisemblablement d’autres
villes d’Ionie, fondent Massalia, la Provence, fait partie de
l’Europe occidentale habitée alors par les Celtes.
Christian
Goudineau, professeur au Collège de France, dans l’édition de
2007 de Regard
sur la Gaule
nous fait une peinture de la Provence et de l’Europe occidentale,
fruit des découvertes archéologiques les plus récentes : “J’ai
aussi accordé trop de confiance à certaines assertions des
historiens grecs : je ne crois plus guère aux Ligures,
Celto-ligures, etc, [...] Le Midi était «celtisé» depuis
longtemps. [...] La difficulté vient du fait que les vieilles
théories sur les «invasions» celtiques ont pris l’eau. Lorsque
j’étais jeune, les choses étaient claires : des Celtes étaient
«arrivés» en Europe occidentale vers 500 - 450 av. J.C. Une
invasion, parfait. [...] Les trouvailles archéologiques assurant une
filiation entre les tombes à chars depuis le 8e siècle jusqu’au
5e, [...] tout cela fit s’écrouler progressivement la thèse de
l’invasion, et même de l’arrivée au 5e siècle. [...] Même les
linguistes apportèrent leur écot : dans la région des lacs, en
Italie du Nord, des inscriptions utilisant une variété d’alphabet
(dite lépontique) qui correspondait à la civilisation que les
archéologues ont nommée “de Golasecca”, culture qui remonte au
7e siècle av. J.C. Un grand pas avait été fait.
Ce pas est-il suffisant ?
Difficile à dire, ou plutôt : comment savoir ? [...] mais comment
verrions-nous les Celtes «apparaître» en tel ou tel point du
tableau récapitulatif à la date de 3000, 2500, 1500 ou telle autre
? La langue ne laisse de trace que si elle passe dans les écrits.
[...] Je veux bien croire que les grands traits de l’Europe
«centro-occidentale» (peuplement, mises en cultures...) étaient
déjà constitués au 4e millénaire, cela ne m’avance guère : ces
«grands traits» étaient-ils dus aux Celtes, à des Celtes ?”
L’environnement
celtique des colonisateurs grecs au moment de la fondation de
Massalia :
Comme il pourrait le
sembler, aux récits de sa fondation, par les écrivains antiques,
Massalia aurait été créée dans un environnement pacifique.
Henri
Trezini (directeur de recherche au C.N.R.S.) écrit dans Marseille
antique
: “Il ne semble pas que les bords de la calanque du Lacydon aient
été occupés de façon stable à la fin du 7e siècle av. J.C., à
la veille de l’arrivée des Grecs.” Si des habitats plus
importants existaient, par exemple dans la vallée de l’Huveaune,
autour de Saint Marcel, ils étaient suffisamment éloignés de la
mer pour qu’une cohabitation fût possible.” écrit Trezini dans
Histoire
d’une ville : Marseille,
[...] Premiers
conflits
: “C’est encore la tradition littéraire qui rapporte que le fils
de Nannos, Comanos, engagea les hostilités avec Marseille. Or, nous
savons que des habitats fortifiés indigènes apparaissent à l’est
de Marseille (oppidum des Baou de St Marcel) dès le second quart du
6e siècle, ou au nord (oppidum des Mayans à Septèmes-les-Vallons)
dans le dernier tiers du siècle. Il est probable que l’installation
progressive des grecs dans les terres agricoles entourant Marseille
devait tôt ou tard entraîner des conflits entre les communautés.”
C’est
ce que nous confirme Laurent OLIVIER, archéologue, conservateur en
chef des collections d’archéologie celtique et gauloise du Musée
d’Archéologie nationale de St Germain en Laye, dans Le
Pays des Celtes,
Seuil, 2018 : “Dans un premier temps, jusqu’aux environs de 550
av. J.C., les Massaliotes s’occupent surtout de redistribuer des
produits venus du monde grec ou d’Étrurie, laquelle domine encore
les exportations de vin auprès des populations indigènes
«celtiques». Par la suite, dans la seconde moitié du 6e siècle,
les Grecs de Marseille vont s’emparer de la plus grande part du
commerce du vin. Plutôt que de l’importer par bateaux, ils vont
désormais le produire sur place, chez eux, et le commercialiser
eux-mêmes, cette fois à grande échelle.”
Cette production de vin
massaliote ne pouvait donc se faire que dans le terroir gaulois,
proche de la ville, colonisé pour ce faire, par les grecs de
Massalia.
Les
différents peuples, dits “gaulois”, de Provence, faisaient
partie de la civilisation celtique :
Les différents peuples,
dits “gaulois”, de Provence, faisaient partie de la civilisation
celtique. De cette civilisation qui allait, au moins, des confins de
la Hongrie jusqu’à l’Atlantique (peut-être que de nouvelles
découvertes permettront de l’élargir considérablement vers l’est
de l’Europe) presque tout ce que nous savons vient de découvertes
archéologiques de ces vingt dernières années.
Pour le monde celtique et
donc pour la région où les grecs ont fondé Massalia, les
structures politiques indigènes étaient entrées progressivement
dans un système de sur-hiérarchisation du pouvoir mais : “Cette
débauche de richesses, qui se concentrent dans les mains d’une
frange de plus en plus limitée de la classe dominante des sociétés
barbares (1), ne peut durer qu’un temps. Avant le milieu du 5e
siècle av. J.C., le système s’effondre, emportant avec lui cette
caste de «nantis» qui s’était progressivement isolée du reste
de la société.”
Christian
Goudineau (directeur de recherche au C.N.R.S.) dans Regard
sur la Gaule,
est d’accord avec cette analyse. Il confirme : “Ce monde
s’effondre dans la première moitié du 5e siècle av. J.C., entre
500 et 450”.
La trace archéologique
la plus intéressante de ce monde des gaulois, des celtes de
Provence, aux 6e et 5e siècles av. J.C., c’est la statuaire de
Roquepertuse (commune de Velaux).
Longtemps
datées des 1er et 2e siècles av. J.C., les statues de Roquepertuse
prennent, de par des découvertes archéologiques, un sérieux coup
de vieux. En effet, écrit Christian Goudineau dans Regard
sur la Gaule
: “le coup de tonnerre se produisit bien loin de la Provence : dans
la Hesse, à Glauberg (près de Francfort-sur-le-Main) [...] un
tumulus contenant deux sépultures [...]. L’une d’entre elles
contenait un objet extraordinaire : une «cruche à bec» en bronze,
de facture celtique, décorée sur sa partie supérieure de trois
figurines : deux sphinges et un petit personnage assis en tailleur.
Un simple coup d’oeil suffit : le style, l’habillement, la
posture, c’est Roquepertuse ! Or la tombe est datée de La Tène A,
vers 470 - 440 av. J.C. Deux ans plus tard, en 1996, près du
tumulus, fut découverte une statue en gré, haute de 1,86 m,
représentant un personnage portant cuirasse, bouclier et poignard,
doté d’une coiffe spéciale, une sorte de couronne avec deux
proéminences verticales en forme de feuille de gui - un motif connu
dans l’art celtique et qui se retrouve également sur la sculpture
que l’on appelle l’“Hermès” de Roquepertuse ! [...]
Certaines de ces pièces vont remonter au 5e, voire au 6e s. av.
J.C., particulièrement à Roquepertuse et à Glanum.”
Des
oppida
(villes fortifiées), une agriculture puissante, une statuaire
originale et de qualité, on voit que les celtes de Provence
participent d’une véritable civilisation. Mais de quelle nature
est cette civilisation ?
Pour la connaître,
parcourir les écrivains de l’Antiquité est peu utile. Les
découvertes archéologiques récentes, elles, apportent beaucoup de
renseignements.
Laurent
OLIVIER écrit, dans Le
Pays des Celtes,
qu’ “en 1999, dans une zone écartée de l’aéroport de Roissy
où l’on projette d’étendre de nouvelles pistes pour les avions,
le limon jaune de la plaine de France recrache le plus bel ensemble
de bonzes d’art celtique jamais découvert.” Il s’agit d’une
tombe dite à char, puisque le puissant personnage enseveli ici, un
druide, est traditionnellement allongé sur un char. Dans cette
tombe, diverses figures géométriques apparaissent, notamment un
pentagone régulier “qui est la figure géométrique emblématique
de l’école pythagoricienne”. On trouve également, dans une
décoration, un triangle isocèle équilatéral.
De
même, d’autres trouvailles archéologiques, en d’autres lieux,
semblent démontrer qu’“il est très vraisemblable que les
géomètres celtiques possédaient, avant même que Pythagore [6e
s. av. J.C.]
ne les formalise, des connaissances approfondies sur les propriétés
des formes, et notamment sur les figures géométriques complexes
qu’il est possible de générer à partir du cercle.”
L’archéologie montre donc que la civilisation celte possédait,
antérieurement aux Grecs, des connaissances scientifiques élevées,
notamment en géométrie.
II
- GRECS
ET CELTES DE PROVENCE AVANT CESAR
:
A
- Massalia
et la fondation de ses points d’appuis militaires et navals
:
La civilisation des
Celtes de Provence comme celle des Grecs de Massalia, présente les
évolutions importantes au cours des plus de cinq siècles qui
séparent la fondation de Massalia de l’arrivée de César en
Gaule.
Massalia
fonde rapidement des points d’appuis militaires et navals. Michel
Bats, directeur de recherche au CNRS, dans Les
Phocéens, Marseille et la Gaule,
7e-3e s. av. J.C., Pallas, 2012, montre la création d’ “[u]n
réseau colonial massaliète entre Italie et Espagne (4e-3e s. av.
J.C.).
Ce
qui est marquant dans la liste de ces points forts fondés par
Massalia, c’est qu’ils suivent la côte de la Méditerranée
occidentale et permettent de couvrir la route maritime de l’Italie
à l’Espagne. Michel Bats présente une “chronologie des
fondations massaliotes [qui] semble aller du 4e s. (Agathé, Agde)
au milieu du 3e s. (Nikaia, Nice).
On a ainsi Agde, Olbia (Hyères), Nice, Taureis (Le Brusc), Antipolis
(Antibes)”. Pour Michel Bats, “le rôle de ces colonies est donc
triple : social (lotissement) [...] pour des citoyens-soldats
vraisemblablement pris dans les classes pauvres du demos
de la métropole, militaire (bastions avancés pour le contrôle
d’une route et d’un domaine maritimes), commercial (limité
cependant comme le montre bien leur faible impact sur l’environnement
indigène).
B
- Massalia,
vie politique, militaire, économique
:
La seule référence
connue à l’organisation politique de Massalia est fournie par
Strabon, écrivain antique de la 2e partie du 1er siècle av. J.C.
reprenant un texte perdu d’Aristote. Les institutions qu’il
décrit ont dû être mises en place plusieurs siècles auparavant :
“Le gouvernement aristocratique de Massalia est le meilleur du
genre : ils ont établi une assemblée de 600 citoyens, appelés
timouques, qui conservent cette charge leur vie durant. 15 d’entre
eux sont placés à la tête de cette assemblée, qui ont pour tâche
d’expédier les affaires courantes : de nouveau, 3 magistrats de ce
groupe exercent l’autorité suprême, sous la direction de l’un
d’entre eux. On ne peut pas devenir timouque si l’on n’a pas
d’enfant et si l’on n’est pas issu de trois générations de
citoyens. Les lois, ioniennes, sont affichées publiquement.” Deux
inscriptions, trouvées à Marseille, montrent que Massalia a connu
l’éphébie, sorte de conscription militaire des villes grecques.
De plus, Massalia utilise fréquemment des mercenaires gaulois.
Au point de vue
économique, Marseille joue un rôle d’intermédiaire d’une part,
sur la route maritime de l’Italie à l’Espagne et d’autre part,
via la vallée du Rhône vers les principautés celtiques de
Bourgogne puis la route de l’étain.
C
- Les
confédérations ou nations celtiques de Provence
:
Pour Christian Goudineau,
une mutation importante des systèmes sociaux et politiques
s’effectue dans l’ensemble du monde celtique vers le 2e s. avant
Jésus-Christ : “le Midi voit se constituer de nouveaux
pouvoirs qui, entre autres, s’affirment par la création
d’oppida aux remparts orgueilleux mais surtout qui regroupent et
fédèrent des territoires jusqu’alors probablement indépendants.”
C’est alors qu’apparaissent les confédérations ou nations
celtiques de Provence : confédération des Salyens ou Salluviens
(B.D.R., Var), confédération des Cavares (Vaucluse, Drôme),
confédération des Voconces (Basse et Hautes Alpes), confédération
des Allobroges (Isère, partie sud du Rhône, Alpes du nord),
confédération des Déséates-Oxybiens (Alpes Maritimes),
confédération des Volques-Arécomiques (Gard, Hérault).
Pour Goudineau,
l’environnement humain de Massalia a changé et se trouve plus
hostile : “Traiter avec de petits chefs contrôlant quelques
dizaines de kilomètres carrés est autrement plus facile que de
trouver en face de soi des aristocraties ou des royautés dont
l’autorité s’étend sur de vastes régions. Avec les nouveaux
pouvoirs, les termes de la discussion ne sont plus les mêmes car les
rapports de force ont changé.”
III
- LA
ROMANISATION DES GAULES BIEN AVANT CESAR
:
Bien avant César, la
romanisation des Gaules s’avançait. Malgré ce, telle ou telle des
nations gauloises pouvait passer, en fonction de considérations de
sa politique intérieure, de la tolérance ou même de l’amitié à
l’hostilité envers les Romains.
Ceux-ci disposaient de
deux alliés principaux pour essayer de contrôler la situation dans
les Gaules : en Bourgogne, la puissante nation des Eduens et dans le
sud, la cité grecque de Massalia.
Mais Massalia, avec la
formation de puissantes confédérations celtiques en Provence comme
les Salyens, les Voconces, les Cavares, les Oxybiens avait de plus en
plus de mal à contrôler la situation.
La colonisation
économique des Gaules par Rome :
Et pourtant, la mainmise
des négociants romains sur les activités économiques des Gaules
était déjà avancée au 2e s. av. J.C., bien avant César.
Goudineau nous dit : “il faut voir que les 2/3 du territoire actuel
de la France ont été romains. Et cela, bien avant la conquête
romaine, qu’il s’agisse de l’économie, du commerce, de la
culture ou de la religion. C’est ainsi que “Au 2e s. av. J.C., un
million d’amphores de 25 litres de vin transitait chaque année de
l’Italie vers la Gaule”. Le parcours économique dans l’autre
sens fournissait à Rome des métaux comme l’étain et des dizaines
de milliers d’esclaves.
L’importance de ces
échanges économiques se voit à la création d’un système
monétaire commun entre certaines nations celtes des Gaules, Rome et
Massilia. Goudineau écrit : “A l’origine, depuis les débuts du
3e s. av. J.C. les monnaies gauloises étaient en or [...] A partir
des années 120 av. J.C. les grands peuples du centre de la Gaule -
les Eduens, les Séquanes, les Helvètes, les Lingons, puis les
Bituriges et les Santons - adoptent, comme l’Italie et Rome le
monnayage d’argent. Ils créent des deniers qui sont alignés en
poids, c’est-à-dire en valeur, sur la drachme de Marseille et sur
le demi-denier romain”.
Si la situation politique
en Provence était en général contrôlée pour son propre compte et
pour celui des Romains par Massalia, il est arrivé que telle ou
telle nation celte de Provence refuse cette mainmise. Contre les
moyens de ces puissantes confédérations ou nations, Massalia ne
faisait plus le poids militairement et était obligée d’appeler
les légions romaines à la rescousse.
Les Romains étaient
obligés d’intervenir pour maintenir la tranquillité dans une
Provence importante pour les transits économiques vers les Gaules,
mais aussi pour le nombre de ses ports et abris sur la route maritime
de l’Espagne que Rome possédait déjà. Les Romains interviennent
en - 154 contre les Déséates-Oxybiens qui assiègent les comptoirs
massaliotes de Nice et d’Antibes alors que les massaliotes étaient
bloqués chez eux par la confédération des Salyens.
En - 125, Massalia
appelle à nouveau Rome contre les Oxybiens, les Salyens et les
Voconces. En - 124, le consul Caïus Sextius Calvinus soumet les
trois nations celtes et fonde Aix. Goudineau écrit : “en 122
encore, Rome jugea nécessaire d’envoyer le proconsul Cnéus
Domitius Ahenobarbus. En fait, la guerre s’étendait avec l’entrée
en scène des Allobroges (du Dauphiné et de la Savoie), alliés des
Salyens - ils avaient accordé asile au roi salyen Teutomalios -, et
surtout des Arvernes, “patrons” de ces mêmes Allobroges et
desquels les Eduens de Bourgogne et du Morvan, vieux alliés de Rome,
ne cessaient de se plaindre auprès du Sénat. [...] Domitius
demeurant en Transalpine : Rome avait décidé de faire du Midi de la
Gaule une nouvelle province, il s’agissait de mettre sur pied son
organisation”. Domitius fonda la colonie romaine de Narbonne en -
118.
La fin de
l’indépendance pour les Grecs de Massalia :
Massalia, riche,
cultivée, avec un large territoire, avait profité largement de
l’alliance romaine. Les légions romaines avaient fait le travail
dans les territoires des nations celtes de Provence. Ces territoires
avaient été incorporés comme province (transalpine puis
narbonnaise) au territoire romain.
Mais
Massalia fit, en - 49, le mauvais choix au niveau de la politique
romaine. Depuis un an se livrait une véritable guerre, d’abord
juridique puis militaire, pour le pouvoir, entre les deux partis
politiques présents à Rome : les optimates,
les élites, riches sénateurs et chevaliers dont le porte-drapeau
était Pompée et les populares,
les populaires dont Jules César se voulait le représentant. César
franchissant le Rubicon, petit fleuve proche de Rome, avec une légion
provoqua la fuite, de Pompée accompagné de la plupart des
sénateurs, vers Grèce.
Jules César ne voulut
pas lutter sur deux fronts militaires - en Orient, contre les troupes
que Pompée était en train de lever et en Occident, en Espagne où
se trouvaient des légions commandées par des légats de Pompée.
Jules César dirigea ses légions vers l’Espagne. Massalia fit le
mauvais choix en refusant de s’ouvrir aux troupes de César.
Celui-ci passa en Espagne pour écraser les pompéiens mais en
laissant son légat, Trebonius, faire le siège de Massalia et la
prendre. La ville perdit son indépendance politique, son armée, sa
flotte de guerre et la plus grande partie de son territoire fut
attribuée aux colonies romaines d’Arles et de Fréjus.
La disparition
pacifique de la civilisation celtique en Provence :
Voici
ce qu’écrivit Christian Goudineau en 1999, dans l’Express
: “Vers l’an 0, les gaulois sont entièrement romains. Les
gaulois ne sont pas occupés. Ils se veulent romains. Il n’y a pas
d’équivalent dans l’histoire d’une colonisation aussi acceptée
et aussi rapide. [...] La cité correspond - habileté de Rome - aux
territoires des peuples [...] l’ancienne langue celte s’est
éteinte aussi. Chez les élites, elle a totalement disparu en trois
ou quatre générations ! Le latin s’est imposé en douceur. Un
aristocrate de l’an 0 n’aurait pas pu comprendre son
arrière-grand-père !”
Quel héritage
gardons-nous de cette période ? Tout ! La culture, la langue : le
français, [et bien entendu, le provençal] c’est du latin. Les
mots qui viennent du Celte sont extrêmement rares [en provençal
comme en français]. Le réseau urbain, la plupart de nos grandes
villes viennent de cette époque. Le monde romain s’est imposé
dans tous les domaines.
Si vous avez absolument
besoin d’ancêtres, vous pouvez très bien dire «nos ancêtres les
Romains». D’ailleurs Vercingétorix n’a jamais rêvé à une
«patrie» gauloise : c’est encore une idée forgée au 19e siècle.
La patrie gauloise est un mythe. Elle n’a jamais existé. [Pas plus
en Provence que dans le reste des Gaules].
CONCLUSION
Après
49 av. J.C. et la prise de Massalia par les troupes de Jules César,
dirigées par Trebonius, la romanisation de la Provence, entamée au
moins depuis deux siècles, va s’accentuer. Les nations gauloises
de Provence vont voir s’accélérer l’effacement de leur
civilisation jusqu’à sa complète extinction.
Pour
ce qu’il en est de la cité des colonisateurs grecs, de Massalia,
sa spécificité donne l’impression de subsister encore quelque
temps. Mais en réalité, Massalia n’est plus qu’un conservatoire
de la langue grecque, presque un musée, où les jeunes romains
viennent faire leurs classes. Et comme pour la civilisation indigène
des gaulois de Provence, la civilisation des colonisateurs grecs
venus d’Asie, de Phocée, celle de Massalia va être effacée
progressivement par la culture et les structures latines.
Cela
nous rapproche de ce qu’a pu écrire Paul VALERY à propos de la
civilisation européenne, après la Première Guerre mondiale dans La
crise de l’esprit
(1919) : “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que
nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même
fragilité qu’une vie”.
Comme
Paul VALERY, Daniel ROPS, dans Chants
pour les abîmes (1949)
eut la même prémonition : “Le destin qui fut celui d’Assour et
de Babylone, de l’Egypte pharaonique, de Rome et de tant d’autres
«civilisations», nous pouvons parfaitement le connaître. Il est
là, droit devant nous”.
La
leçon vient de loin, elle était donc déjà présente avec les
gaulois de Provence et de la civilisation des colonisateurs grecs de
Massalia. Les provençaux, comme les autres habitants de l’Europe
occidentale, pourraient donc dire puisque l’essentiel de leur
culture et de leurs langues viennent d’eux “nos ancêtres les
Romains”;
______________
- non grecques
Commentaires
Enregistrer un commentaire