Toutes les personnes qui s'intéressent à la fondation et l'histoire de Marseille trouveront dans le texte d'Odile Delmas les avancées de la recherche, l'évolution des conclusions des chercheurs et une présentation de la situation géopolitique concernant la cité.

Il s'agit du texte de la conférence prévue ce mois de juin, annulée en raison du Covid.


GRECS DE MASSALIA ET GAULOIS DE PROVENCE, DEUX CIVILISATIONS DISPARUES SANS NOUS LAISSER D’HÉRITAGE CULTUREL

INTRODUCTION

L’Histoire est une science, et comme telle, elle progresse. Parfois, un grand tableau familier, accepté par les meilleurs spécialistes de la discipline s’effondre, d’un seul coup, au fil d’une découverte imprévue.

Pour l’histoire antique de la Provence, pour sa protohistoire, voire sa préhistoire, un grand bouleversement s’est produit il y a quelques années : les ligures et les celto-ligures, dont nous devions l’existence à des textes d’auteurs antiques, ont disparu.

C’est ainsi que Christian GOUDINEAU, professeur au Collège de France, archéologue disparu le 9 mai 2018, référence mondiale pour l’histoire des celtes, avait été amené, en quelques années, à changer complètement d’opinion à propos des ligures : en 1998, il fait paraître une somme Regard sur la Gaule, en 2007, neuf ans après, l’éditeur Actes Sud, veut faire paraître l’ouvrage en édition de poche. Christian Goudineau accepte mais ajoute quelques pages à la fin de chaque chapitre afin de donner l’état des recherches en 2007. A cause de découvertes archéologiques récentes, il écrit : “J’ai aussi accordé trop de confiance à certaines assertions des historiens grecs : je ne crois plus guère aux Ligures, Celto-ligures etc... [...] [l]e midi était “celtisé” depuis longtemps.”

Quant à l’histoire des colonisateurs grecs de Massalia un autre bouleversement est intervenu récemment. Après une bonne partie du 20e siècle où les chercheurs ont vu dans Massalia-Marseille un ferment d’hellénisation de la Gaule, tout change à partir des années 90. En effet, en 1990 est organisé à Marseille un grand colloque Marseille grecque et la Gaule. Christian Goudineau, un des intervenants majeurs de ce colloque, nous dit que “le terme d’hellénisation si courant, il y a une vingtaine d’années, n’a été utilisé par aucun orateur.” On ne croit plus aujourd’hui à une hellénisation de la Provence par Massalia.

Par delà les changements intervenus dans la façon de regarder Massalia et les celtes de Provence (gaulois) nous allons considérer, dans une succession chronologique, trois points :

- la fondation de Massalia par des colonisateurs grecs dans un pays celte
- Massalia et les gaulois (celtes) jusqu’à César
- les gaulois de Provence à partir de César et la disparition de leur culture

Avertissement : Il faut faire attention au terme “Gaule”, au singulier, tel que Jules César l’a employé le premier. En effet, dans un but de propagande politique vis-à-vis de Rome et de son Sénat, Jules César sépara artificiellement, dans ses écrits, les territoires celtes qu’il avait conquis et qu’il nomma Gaule de ceux qu’il n’avait pas conquis qu’il nomma Germanie ou autres.

I - LA FONDATION DE MASSALIA PAR DES COLONISATEURS GRECS DANS UN PAYS CELTE

A - La fondation de Massalia par des colonisateurs grecs :

1 - Pourquoi la colonisation grecque en Méditerranée ?

L’élément fondamental de cette création de Massalia – Marseille est à chercher dans les mouvements des populations des différentes cités-états grecques d’environ 775 av. J.C. à environ 550 av. J.C.

Deux phases semblent exister dans cette colonisation, comme le démontre aussi bien l’archéologie que les écrits des historiens antiques.

Une croissance démographique importante aurait entraîné une première phase de colonisation due à des considérations agricoles et un manque de terres. Ceci de – 775 à – 665 environ.

Puis de – 675 à – 550, les préoccupations commerciales semblent avoir pris plus d’importance. C’est dans cette seconde phase, vers – 600, que la cité-état de Phocée en Ionie crée diverses colonies dont Massalia et Lampsaque (v. - 615).

Quelques notions fondamentales pour comprendre le sujet :

Cité-état : les Grecs étaient partagés en de nombreuses cités-états, la ville principale et un territoire plus ou moins large aux alentours de la cité.

Colonie : il s’agit d’un établissement permanent appelé à devenir également une cité-état (ne pas confondre avec les simples comptoirs qui sont de petits établissements commerciaux). Ces colonies sont indépendantes de leur métropole, avec lesquelles elles conservent d’étroites relations politiques, économiques et religieuses.

Attention ! Les Grecs installés dans ces colonies sont des colonisateurs parce qu’ils conservent leur langue, leurs croyances, leur religion et leur mode de vie originel et qu’ils ne fusionnent pas avec les populations autochtones.

Grèce : il ne faut pas confondre la Grèce antique avec celle d’aujourd’hui. En effet, la Grèce antique est composée de trois ensembles principaux :

  • on trouve d’abord la Grèce continentale qui correspond, en gros, à celle que nous connaissons, plus la Grèce d’Asie, littoral occupé, aujourd’hui, par les Turcs, qui comprenait l’Ionie, avec les cités-états de Phocée au nord et de Milet au sud avec Ephèse… puis la grande Grèce, nom donné aux régions côtières de l’Italie du sud et de la Sicile (le terme apparaît pour la première fois chez l’historien Polybe). Voici quelques exemples de cette grande Grèce : la cité de Chalcis fonde Naxos en Sicile (au pied de l’Etna). Naxos fonde elle-même les cités-états de Catane, Leontinol, Messine, Cumes. Megare fonde Megara qui crée Sélinonte, Corinthe crée la cité-état de Syracuse qui devient la plus grande ville grecque de Sicile.

2 - La géopolitique de la Méditerranée occidentale au moment de la fondation de Massalia (- 600 av. J.C.)

Au moment de la fondation de Massalia, on trouve trois forces principales en Méditerranée occidentale.

Attention, il ne faut pas les considérer comme trois blocs mais comme un éparpillement de cités-états de trois cultures différentes.

L’Etrurie s’étend approximativement du fleuve Arno (Florence) jusqu’au nord de Naples avec de nombreuses villes comme Volterra, Tarquinia, Vèìes et Rome...

La grande Grèce est une mosaïque de cités-états en Italie du sud et en Sicile. Ces cités ont été fondées par des colonisateurs venus de diverses cités de Grèce continentale, des îles grecques ou de Grèce d’Asie. On trouve, par exemple, Cumes, Agrigente, Syracuse, Rheggio, Tarente...

En Afrique du nord, on rencontre les cités-états puniques fondées par des colonisateurs phéniciens notamment de Tyr et de Sidon comme Carthage et Utique.

Des réseaux de commerce complexes de ces trois blocs avec la Méditerranée orientale et avec l’Espagne se livraient à un commerce d’emporia, c’est-à-dire de comptoirs ouverts à tous. Une sorte de stabilité géopolitique s’était établie entre les trois civilisations étrusque, grecque et punique.
Les trouvailles archéologiques comme les dires d’un écrivain postérieur de cinq siècles aux événements, Trogue-Pompée (1er siècle av. J.C.) signalent que c’est avec l’aval du roi étrusque de Rome, Tarquin l’Ancien, que les colonisateurs phocéens partirent fonder Massalia.

Contes et légendes à propos de la fondation de Massalia-Marseille :

Le passage ci-après est fortement inspiré d’une communication de Didier Pralon, professeur émérite de langue et littérature grecque à l’Université de Provence dans Marseille grecque – la cité phocéenne (600-49 av. J.C.), coll. Hauts lieux de l’Histoire, éd. Errance, Paris, 1999.

D’après Didier Pralon, trois auteurs antiques principaux évoquent la création de Marseille :

Trogue-Pompée, un gallo-romain (voconce de Vaison-la-Romaine – les voconces occupaient la plus grande partie de la région entre l’Isère et la Durance). Contemporain d’Auguste, il vécut donc au 1er siècle av. J.C., cinq siècles après la fondation de Massalia. Mais son ouvrage n’est connu que par le résumé qu’en a fait Justin, au 3e siècle ap. J.C. et donc huit siècles après la fondation de Massalia-Marseille : « Aux temps du roi Tarquin, la jeunesse des Phocéens vint d’Asie et aborda à l’embouchure du Tibre, puis se lia d’amitié avec les Romains. Ensuite elle partit sur ses navires vers les golfes les plus éloignés de la Gaule et fonda Massilia entre les Ligures et les peuples sauvages de la Gaule. [...] Les chefs de la flotte furent Simos et Prôtis. Ainsi, ils vont trouver le roi des Ségobriges, nommé Nannus, sur le territoire duquel ils méditaient de fonder une ville et lui demandent son amitié.

Or, justement, ce jour-là le roi était occupé à préparer les noces de Gyptis sa fille que, selon la coutume de son peuple, il se préparait à marier par le choix d’un gendre au cours du festin. Et, puisque tous les prétendants avaient été invités aux noces, on convie aussi au banquet les hôtes grecs. Ensuite, la jeune fille fut introduite et, comme son père lui avait ordonné de proposer l’eau à celui qu’elle choisirait pour mari, alors elle délaissa tous les autres, se tourna vers les Grecs et proposa l’eau à Prôtis qui, d’hôte devint gendre et reçut de son beau-père un lieu pour fonder une ville, Massilia.”

Athénée de Naucratis né vers 170 av. J.C., dans un ouvrage Le Deipnosophistes nous rapporte ce qu’en disait Aristote (384-322 av. J.C.) dans la Constitution des Massaliotes : « Les Phocéens qui pratiquaient le commerce en Ionie fondèrent Massalia. Euxène, le Phocéen, était l’hôte du roi Nanos (tel était son nom). Ce Nanos célébra les noces de sa fille alors que par hasard Euxène était présent. Il l’invita au banquet. Le mariage se faisait de cette manière : il fallait qu’après le repas l’enfant entre et donne une coupe de boisson tempérée à qui elle voulait des prétendants présents. Et celui à qui elle aurait donné la coupe, celui-là devait être son époux. L’enfant entre donc et, soit par hasard, soit pour une autre raison, donne la coupe à Euxène. Le nom de l’enfant était Petta. A la suite de cet événement, comme la père acceptait qu’il eût la jeune fille en pensant que le don avait été fait avec l’accord de la divinité, Euxène la reçut pour femme et vécut avec elle, changeant son nom (à elle) en Aristoxénè et il y a à Massalia une famille issue de cette femme, encore maintenant, appelée Prôtiade. Car Prôtis fut le fils d’Euxène et d’Aristoxénè. »

L’analyse que Didier Pralon fait de ces deux passages dans Marseille grecque – la cité phocéenne (600-49 av. J.C.) est très intéressante. Il reprend le récit de Trogue-Pompée / Justin. Il note que la référence au roi étrusque de Rome Tarquin est très vague puisque selon qu’il s’agit de Tarquin l’Ancien ou de Tarquin le Superbe, Massalia aurait été fondée entre 616 et 509. Mais Didier Pralon souligne que l’archéologie démontre qu’une date s’impose autour de 600. Il remarque, d’autre part, que l’aventure des colons phocéens comporte deux moments : d’abord, une reconnaissance puis une colonisation méditée, dirigée par deux chefs dont les noms semblent légendaires : Prôtis, le premier et Simos, le simiesque.
Par ailleurs, Didier Pralon souligne que les noces de Gyptis suivent un rite fréquent dans les traditions légendaires. C’est le choix personnel de l’époux “rentré” qui va épouser la fille et avoir la terre que l’on trouve dans la mythologie grecque : Hélène aurait ainsi choisi Ménélas (Euripide, Iphigénie à Aulis, 66-71) ou Pénélope organisant le choix des prétendants avec le concours du tir à l’arc (Homère, Odyssée, 19).

De plus, Henri Treziny, directeur de recherche au C.N.R.S. dans Marseille antique, éd. du Patrimoine, 2007, nous rappelle que l’on retrouve la même histoire que celle de la fondation de Marseille, avec quelques variantes, dans la fondation d’autres cités-états, comme Lampsaque (650 av. J.C.), colonie phocéenne sur l’Hellespont.

Fondation de Massalia d’après les fouilles archéologiques :

Plus personne ne doute de la date de fondation de Massalia vers 600 av. J.C.” (Michel Bats, directeur honoraire de recherche au C.N.R.S., UMR 5140, Montpellier, «Les Phocéens, Marseille et la Gaule» in revue Pallas, 2012. L’archéologie confirme donc les dires des écrivains antiques sur la date de la fondation de Marseille.

Antoine Hermary, professeur émérite à l’Université de Provence, directeur du Centre Camille-Julian écrit, dans un chapitre qu’il a dirigé de Marseille grecque. La cité phocéenne, éd. Errance, Paris, 1999 : “La colline où se trouve l’actuel fort St Jean a été densément occupée dès le tout début du 6e siècle. La butte St Laurent, qui en est le prolongement naturel vers l’est, porte également des traces d’habitat de cette période, jusqu’à son extrémité nord.” Il nous signale même que la butte des Moulins était incluse dans la ville archaïque dès le second quart du 6e siècle. Nous apprenons aussi que la butte des Carmes et le quartier de la Grand’rue jusqu’à la Bourse sont occupés par les colonisateurs vers la fin du 6e siècle av. J.C.

Origines des colonisateurs grecs de Massalia, Phocée mais pas seulement :

Pour traiter ce point, nous allons démarquer un article paru dans la revue L’Histoire n° 434 de 2017. Ce texte est dû à Antoine Hermary, professeur émérite d’archéologie et de civilisation grecques à l’Université de Provence.

Pour Hermary, les textes littéraires qui parlent de cette fondation de Massalia sont tardifs comme ceux de Strabon qui écrit à peu près 600 ans après l’événement : “Ils paraissent attester le transfert vers la nouvelle colonie de cultes caractéristiques de trois cités ioniennes de la côte d’Asie mineure, Phocée pour Athéna, Milet pour Apollon Delphinios et Ephèse pour Artémis. Il y aurait donc, en regardant les textes de près, des colonisateurs venus des trois cités. L’archéologie, cependant, n’infirme ni ne confirme cette hypothèse car “[a]ucun de ces trois sanctuaires n’a été encore localisé”.

B - La Provence faisait partie du pays des Celtes :

Le pays où les colonisateurs grecs de Phocée et, vraisemblablement d’autres villes d’Ionie, fondent Massalia, la Provence, fait partie de l’Europe occidentale habitée alors par les Celtes.

Christian Goudineau, professeur au Collège de France, dans l’édition de 2007 de Regard sur la Gaule nous fait une peinture de la Provence et de l’Europe occidentale, fruit des découvertes archéologiques les plus récentes : “J’ai aussi accordé trop de confiance à certaines assertions des historiens grecs : je ne crois plus guère aux Ligures, Celto-ligures, etc, [...] Le Midi était «celtisé» depuis longtemps. [...] La difficulté vient du fait que les vieilles théories sur les «invasions» celtiques ont pris l’eau. Lorsque j’étais jeune, les choses étaient claires : des Celtes étaient «arrivés» en Europe occidentale vers 500 - 450 av. J.C. Une invasion, parfait. [...] Les trouvailles archéologiques assurant une filiation entre les tombes à chars depuis le 8e siècle jusqu’au 5e, [...] tout cela fit s’écrouler progressivement la thèse de l’invasion, et même de l’arrivée au 5e siècle. [...] Même les linguistes apportèrent leur écot : dans la région des lacs, en Italie du Nord, des inscriptions utilisant une variété d’alphabet (dite lépontique) qui correspondait à la civilisation que les archéologues ont nommée “de Golasecca”, culture qui remonte au 7e siècle av. J.C. Un grand pas avait été fait.

Ce pas est-il suffisant ? Difficile à dire, ou plutôt : comment savoir ? [...] mais comment verrions-nous les Celtes «apparaître» en tel ou tel point du tableau récapitulatif à la date de 3000, 2500, 1500 ou telle autre ? La langue ne laisse de trace que si elle passe dans les écrits. [...] Je veux bien croire que les grands traits de l’Europe «centro-occidentale» (peuplement, mises en cultures...) étaient déjà constitués au 4e millénaire, cela ne m’avance guère : ces «grands traits» étaient-ils dus aux Celtes, à des Celtes ?”

L’environnement celtique des colonisateurs grecs au moment de la fondation de Massalia :

Comme il pourrait le sembler, aux récits de sa fondation, par les écrivains antiques, Massalia aurait été créée dans un environnement pacifique.

Henri Trezini (directeur de recherche au C.N.R.S.) écrit dans Marseille antique : “Il ne semble pas que les bords de la calanque du Lacydon aient été occupés de façon stable à la fin du 7e siècle av. J.C., à la veille de l’arrivée des Grecs.” Si des habitats plus importants existaient, par exemple dans la vallée de l’Huveaune, autour de Saint Marcel, ils étaient suffisamment éloignés de la mer pour qu’une cohabitation fût possible.” écrit Trezini dans Histoire d’une ville : Marseille, [...] Premiers conflits : “C’est encore la tradition littéraire qui rapporte que le fils de Nannos, Comanos, engagea les hostilités avec Marseille. Or, nous savons que des habitats fortifiés indigènes apparaissent à l’est de Marseille (oppidum des Baou de St Marcel) dès le second quart du 6e siècle, ou au nord (oppidum des Mayans à Septèmes-les-Vallons) dans le dernier tiers du siècle. Il est probable que l’installation progressive des grecs dans les terres agricoles entourant Marseille devait tôt ou tard entraîner des conflits entre les communautés.”

C’est ce que nous confirme Laurent OLIVIER, archéologue, conservateur en chef des collections d’archéologie celtique et gauloise du Musée d’Archéologie nationale de St Germain en Laye, dans Le Pays des Celtes, Seuil, 2018 : “Dans un premier temps, jusqu’aux environs de 550 av. J.C., les Massaliotes s’occupent surtout de redistribuer des produits venus du monde grec ou d’Étrurie, laquelle domine encore les exportations de vin auprès des populations indigènes «celtiques». Par la suite, dans la seconde moitié du 6e siècle, les Grecs de Marseille vont s’emparer de la plus grande part du commerce du vin. Plutôt que de l’importer par bateaux, ils vont désormais le produire sur place, chez eux, et le commercialiser eux-mêmes, cette fois à grande échelle.”

Cette production de vin massaliote ne pouvait donc se faire que dans le terroir gaulois, proche de la ville, colonisé pour ce faire, par les grecs de Massalia.

Les différents peuples, dits “gaulois”, de Provence, faisaient partie de la civilisation celtique :

Les différents peuples, dits “gaulois”, de Provence, faisaient partie de la civilisation celtique. De cette civilisation qui allait, au moins, des confins de la Hongrie jusqu’à l’Atlantique (peut-être que de nouvelles découvertes permettront de l’élargir considérablement vers l’est de l’Europe) presque tout ce que nous savons vient de découvertes archéologiques de ces vingt dernières années.

Pour le monde celtique et donc pour la région où les grecs ont fondé Massalia, les structures politiques indigènes étaient entrées progressivement dans un système de sur-hiérarchisation du pouvoir mais : “Cette débauche de richesses, qui se concentrent dans les mains d’une frange de plus en plus limitée de la classe dominante des sociétés barbares (1), ne peut durer qu’un temps. Avant le milieu du 5e siècle av. J.C., le système s’effondre, emportant avec lui cette caste de «nantis» qui s’était progressivement isolée du reste de la société.”

Christian Goudineau (directeur de recherche au C.N.R.S.) dans Regard sur la Gaule, est d’accord avec cette analyse. Il confirme : “Ce monde s’effondre dans la première moitié du 5e siècle av. J.C., entre 500 et 450”.

La trace archéologique la plus intéressante de ce monde des gaulois, des celtes de Provence, aux 6e et 5e siècles av. J.C., c’est la statuaire de Roquepertuse (commune de Velaux).

Longtemps datées des 1er et 2e siècles av. J.C., les statues de Roquepertuse prennent, de par des découvertes archéologiques, un sérieux coup de vieux. En effet, écrit Christian Goudineau dans Regard sur la Gaule : “le coup de tonnerre se produisit bien loin de la Provence : dans la Hesse, à Glauberg (près de Francfort-sur-le-Main) [...] un tumulus contenant deux sépultures [...]. L’une d’entre elles contenait un objet extraordinaire : une «cruche à bec» en bronze, de facture celtique, décorée sur sa partie supérieure de trois figurines : deux sphinges et un petit personnage assis en tailleur. Un simple coup d’oeil suffit : le style, l’habillement, la posture, c’est Roquepertuse ! Or la tombe est datée de La Tène A, vers 470 - 440 av. J.C. Deux ans plus tard, en 1996, près du tumulus, fut découverte une statue en gré, haute de 1,86 m, représentant un personnage portant cuirasse, bouclier et poignard, doté d’une coiffe spéciale, une sorte de couronne avec deux proéminences verticales en forme de feuille de gui - un motif connu dans l’art celtique et qui se retrouve également sur la sculpture que l’on appelle l’“Hermès” de Roquepertuse ! [...] Certaines de ces pièces vont remonter au 5e, voire au 6e s. av. J.C., particulièrement à Roquepertuse et à Glanum.”

Des oppida (villes fortifiées), une agriculture puissante, une statuaire originale et de qualité, on voit que les celtes de Provence participent d’une véritable civilisation. Mais de quelle nature est cette civilisation ?

Pour la connaître, parcourir les écrivains de l’Antiquité est peu utile. Les découvertes archéologiques récentes, elles, apportent beaucoup de renseignements.

Laurent OLIVIER écrit, dans Le Pays des Celtes, qu’ “en 1999, dans une zone écartée de l’aéroport de Roissy où l’on projette d’étendre de nouvelles pistes pour les avions, le limon jaune de la plaine de France recrache le plus bel ensemble de bonzes d’art celtique jamais découvert.” Il s’agit d’une tombe dite à char, puisque le puissant personnage enseveli ici, un druide, est traditionnellement allongé sur un char. Dans cette tombe, diverses figures géométriques apparaissent, notamment un pentagone régulier “qui est la figure géométrique emblématique de l’école pythagoricienne”. On trouve également, dans une décoration, un triangle isocèle équilatéral.

De même, d’autres trouvailles archéologiques, en d’autres lieux, semblent démontrer qu’“il est très vraisemblable que les géomètres celtiques possédaient, avant même que Pythagore [6e s. av. J.C.] ne les formalise, des connaissances approfondies sur les propriétés des formes, et notamment sur les figures géométriques complexes qu’il est possible de générer à partir du cercle.” L’archéologie montre donc que la civilisation celte possédait, antérieurement aux Grecs, des connaissances scientifiques élevées, notamment en géométrie.

II - GRECS ET CELTES DE PROVENCE AVANT CESAR :

A - Massalia et la fondation de ses points d’appuis militaires et navals :

La civilisation des Celtes de Provence comme celle des Grecs de Massalia, présente les évolutions importantes au cours des plus de cinq siècles qui séparent la fondation de Massalia de l’arrivée de César en Gaule.

Massalia fonde rapidement des points d’appuis militaires et navals. Michel Bats, directeur de recherche au CNRS, dans Les Phocéens, Marseille et la Gaule, 7e-3e s. av. J.C., Pallas, 2012, montre la création d’ “[u]n réseau colonial massaliète entre Italie et Espagne (4e-3e s. av. J.C.).

Ce qui est marquant dans la liste de ces points forts fondés par Massalia, c’est qu’ils suivent la côte de la Méditerranée occidentale et permettent de couvrir la route maritime de l’Italie à l’Espagne. Michel Bats présente une “chronologie des fondations massaliotes [qui] semble aller du 4e s. (Agathé, Agde) au milieu du 3e s. (Nikaia, Nice). On a ainsi Agde, Olbia (Hyères), Nice, Taureis (Le Brusc), Antipolis (Antibes)”. Pour Michel Bats, “le rôle de ces colonies est donc triple : social (lotissement) [...] pour des citoyens-soldats vraisemblablement pris dans les classes pauvres du demos de la métropole, militaire (bastions avancés pour le contrôle d’une route et d’un domaine maritimes), commercial (limité cependant comme le montre bien leur faible impact sur l’environnement indigène).

B - Massalia, vie politique, militaire, économique :

La seule référence connue à l’organisation politique de Massalia est fournie par Strabon, écrivain antique de la 2e partie du 1er siècle av. J.C. reprenant un texte perdu d’Aristote. Les institutions qu’il décrit ont dû être mises en place plusieurs siècles auparavant : “Le gouvernement aristocratique de Massalia est le meilleur du genre : ils ont établi une assemblée de 600 citoyens, appelés timouques, qui conservent cette charge leur vie durant. 15 d’entre eux sont placés à la tête de cette assemblée, qui ont pour tâche d’expédier les affaires courantes : de nouveau, 3 magistrats de ce groupe exercent l’autorité suprême, sous la direction de l’un d’entre eux. On ne peut pas devenir timouque si l’on n’a pas d’enfant et si l’on n’est pas issu de trois générations de citoyens. Les lois, ioniennes, sont affichées publiquement.” Deux inscriptions, trouvées à Marseille, montrent que Massalia a connu l’éphébie, sorte de conscription militaire des villes grecques. De plus, Massalia utilise fréquemment des mercenaires gaulois.

Au point de vue économique, Marseille joue un rôle d’intermédiaire d’une part, sur la route maritime de l’Italie à l’Espagne et d’autre part, via la vallée du Rhône vers les principautés celtiques de Bourgogne puis la route de l’étain.

C - Les confédérations ou nations celtiques de Provence :

Pour Christian Goudineau, une mutation importante des systèmes sociaux et politiques s’effectue dans l’ensemble du monde celtique vers le 2e s. avant Jésus-Christ : “le Midi voit se constituer de nouveaux pouvoirs qui, entre autres, s’affirment par la création d’oppida aux remparts orgueilleux mais surtout qui regroupent et fédèrent des territoires jusqu’alors probablement indépendants.” C’est alors qu’apparaissent les confédérations ou nations celtiques de Provence : confédération des Salyens ou Salluviens (B.D.R., Var), confédération des Cavares (Vaucluse, Drôme), confédération des Voconces (Basse et Hautes Alpes), confédération des Allobroges (Isère, partie sud du Rhône, Alpes du nord), confédération des Déséates-Oxybiens (Alpes Maritimes), confédération des Volques-Arécomiques (Gard, Hérault).

Pour Goudineau, l’environnement humain de Massalia a changé et se trouve plus hostile : “Traiter avec de petits chefs contrôlant quelques dizaines de kilomètres carrés est autrement plus facile que de trouver en face de soi des aristocraties ou des royautés dont l’autorité s’étend sur de vastes régions. Avec les nouveaux pouvoirs, les termes de la discussion ne sont plus les mêmes car les rapports de force ont changé.”

III - LA ROMANISATION DES GAULES BIEN AVANT CESAR :

Bien avant César, la romanisation des Gaules s’avançait. Malgré ce, telle ou telle des nations gauloises pouvait passer, en fonction de considérations de sa politique intérieure, de la tolérance ou même de l’amitié à l’hostilité envers les Romains.

Ceux-ci disposaient de deux alliés principaux pour essayer de contrôler la situation dans les Gaules : en Bourgogne, la puissante nation des Eduens et dans le sud, la cité grecque de Massalia.

Mais Massalia, avec la formation de puissantes confédérations celtiques en Provence comme les Salyens, les Voconces, les Cavares, les Oxybiens avait de plus en plus de mal à contrôler la situation.

La colonisation économique des Gaules par Rome :

Et pourtant, la mainmise des négociants romains sur les activités économiques des Gaules était déjà avancée au 2e s. av. J.C., bien avant César. Goudineau nous dit : “il faut voir que les 2/3 du territoire actuel de la France ont été romains. Et cela, bien avant la conquête romaine, qu’il s’agisse de l’économie, du commerce, de la culture ou de la religion. C’est ainsi que “Au 2e s. av. J.C., un million d’amphores de 25 litres de vin transitait chaque année de l’Italie vers la Gaule”. Le parcours économique dans l’autre sens fournissait à Rome des métaux comme l’étain et des dizaines de milliers d’esclaves.

L’importance de ces échanges économiques se voit à la création d’un système monétaire commun entre certaines nations celtes des Gaules, Rome et Massilia. Goudineau écrit : “A l’origine, depuis les débuts du 3e s. av. J.C. les monnaies gauloises étaient en or [...] A partir des années 120 av. J.C. les grands peuples du centre de la Gaule - les Eduens, les Séquanes, les Helvètes, les Lingons, puis les Bituriges et les Santons - adoptent, comme l’Italie et Rome le monnayage d’argent. Ils créent des deniers qui sont alignés en poids, c’est-à-dire en valeur, sur la drachme de Marseille et sur le demi-denier romain”.

Si la situation politique en Provence était en général contrôlée pour son propre compte et pour celui des Romains par Massalia, il est arrivé que telle ou telle nation celte de Provence refuse cette mainmise. Contre les moyens de ces puissantes confédérations ou nations, Massalia ne faisait plus le poids militairement et était obligée d’appeler les légions romaines à la rescousse.

Les Romains étaient obligés d’intervenir pour maintenir la tranquillité dans une Provence importante pour les transits économiques vers les Gaules, mais aussi pour le nombre de ses ports et abris sur la route maritime de l’Espagne que Rome possédait déjà. Les Romains interviennent en - 154 contre les Déséates-Oxybiens qui assiègent les comptoirs massaliotes de Nice et d’Antibes alors que les massaliotes étaient bloqués chez eux par la confédération des Salyens.

En - 125, Massalia appelle à nouveau Rome contre les Oxybiens, les Salyens et les Voconces. En - 124, le consul Caïus Sextius Calvinus soumet les trois nations celtes et fonde Aix. Goudineau écrit : “en 122 encore, Rome jugea nécessaire d’envoyer le proconsul Cnéus Domitius Ahenobarbus. En fait, la guerre s’étendait avec l’entrée en scène des Allobroges (du Dauphiné et de la Savoie), alliés des Salyens - ils avaient accordé asile au roi salyen Teutomalios -, et surtout des Arvernes, “patrons” de ces mêmes Allobroges et desquels les Eduens de Bourgogne et du Morvan, vieux alliés de Rome, ne cessaient de se plaindre auprès du Sénat. [...] Domitius demeurant en Transalpine : Rome avait décidé de faire du Midi de la Gaule une nouvelle province, il s’agissait de mettre sur pied son organisation”. Domitius fonda la colonie romaine de Narbonne en - 118.

La fin de l’indépendance pour les Grecs de Massalia :

Massalia, riche, cultivée, avec un large territoire, avait profité largement de l’alliance romaine. Les légions romaines avaient fait le travail dans les territoires des nations celtes de Provence. Ces territoires avaient été incorporés comme province (transalpine puis narbonnaise) au territoire romain.

Mais Massalia fit, en - 49, le mauvais choix au niveau de la politique romaine. Depuis un an se livrait une véritable guerre, d’abord juridique puis militaire, pour le pouvoir, entre les deux partis politiques présents à Rome : les optimates, les élites, riches sénateurs et chevaliers dont le porte-drapeau était Pompée et les populares, les populaires dont Jules César se voulait le représentant. César franchissant le Rubicon, petit fleuve proche de Rome, avec une légion provoqua la fuite, de Pompée accompagné de la plupart des sénateurs, vers Grèce.

Jules César ne voulut pas lutter sur deux fronts militaires - en Orient, contre les troupes que Pompée était en train de lever et en Occident, en Espagne où se trouvaient des légions commandées par des légats de Pompée. Jules César dirigea ses légions vers l’Espagne. Massalia fit le mauvais choix en refusant de s’ouvrir aux troupes de César. Celui-ci passa en Espagne pour écraser les pompéiens mais en laissant son légat, Trebonius, faire le siège de Massalia et la prendre. La ville perdit son indépendance politique, son armée, sa flotte de guerre et la plus grande partie de son territoire fut attribuée aux colonies romaines d’Arles et de Fréjus.

La disparition pacifique de la civilisation celtique en Provence :

Voici ce qu’écrivit Christian Goudineau en 1999, dans l’Express : “Vers l’an 0, les gaulois sont entièrement romains. Les gaulois ne sont pas occupés. Ils se veulent romains. Il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire d’une colonisation aussi acceptée et aussi rapide. [...] La cité correspond - habileté de Rome - aux territoires des peuples [...] l’ancienne langue celte s’est éteinte aussi. Chez les élites, elle a totalement disparu en trois ou quatre générations ! Le latin s’est imposé en douceur. Un aristocrate de l’an 0 n’aurait pas pu comprendre son arrière-grand-père !”

Quel héritage gardons-nous de cette période ? Tout ! La culture, la langue : le français, [et bien entendu, le provençal] c’est du latin. Les mots qui viennent du Celte sont extrêmement rares [en provençal comme en français]. Le réseau urbain, la plupart de nos grandes villes viennent de cette époque. Le monde romain s’est imposé dans tous les domaines.

Si vous avez absolument besoin d’ancêtres, vous pouvez très bien dire «nos ancêtres les Romains». D’ailleurs Vercingétorix n’a jamais rêvé à une «patrie» gauloise : c’est encore une idée forgée au 19e siècle. La patrie gauloise est un mythe. Elle n’a jamais existé. [Pas plus en Provence que dans le reste des Gaules].


CONCLUSION

Après 49 av. J.C. et la prise de Massalia par les troupes de Jules César, dirigées par Trebonius, la romanisation de la Provence, entamée au moins depuis deux siècles, va s’accentuer. Les nations gauloises de Provence vont voir s’accélérer l’effacement de leur civilisation jusqu’à sa complète extinction.

Pour ce qu’il en est de la cité des colonisateurs grecs, de Massalia, sa spécificité donne l’impression de subsister encore quelque temps. Mais en réalité, Massalia n’est plus qu’un conservatoire de la langue grecque, presque un musée, où les jeunes romains viennent faire leurs classes. Et comme pour la civilisation indigène des gaulois de Provence, la civilisation des colonisateurs grecs venus d’Asie, de Phocée, celle de Massalia va être effacée progressivement par la culture et les structures latines.

Cela nous rapproche de ce qu’a pu écrire Paul VALERY à propos de la civilisation européenne, après la Première Guerre mondiale dans La crise de l’esprit (1919) : “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie”.

Comme Paul VALERY, Daniel ROPS, dans Chants pour les abîmes (1949) eut la même prémonition : “Le destin qui fut celui d’Assour et de Babylone, de l’Egypte pharaonique, de Rome et de tant d’autres «civilisations», nous pouvons parfaitement le connaître. Il est là, droit devant nous”.

La leçon vient de loin, elle était donc déjà présente avec les gaulois de Provence et de la civilisation des colonisateurs grecs de Massalia. Les provençaux, comme les autres habitants de l’Europe occidentale, pourraient donc dire puisque l’essentiel de leur culture et de leurs langues viennent d’eux “nos ancêtres les Romains”;





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  1. non grecques



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