PENSÉE ET RÉFLEXION…

Peut-t’on penser la qualité sans penser l’humain et le triste état du monde ?

Ce témoignage prolonge la conférence de Patrick Fouilleul du 04 novembre. Une petite pierre dans ce chantier immense de la qualité, le temps des débats ayant manqué tant ce sujet était dense. Quelques références et hyperliens sont en fin d’article.

Gilles Hardouin


Résumé

Toute organisation qui fournit des biens ou des services peut mesurer la qualité de son fonctionnement comme de ses prestations. Cela concerne la fiabilité et la sécurité de ce qui est fourni, et la solidité de son modèle économique. Le premier et plus visible enjeu de toute démarche qualité est que le bénéfice soit supérieur aux contraintes et aux efforts consentis. Une question plus profonde et essentielle reste tapie sous les chapitres officiels (labels, normes, traçabilité,  process...) de ce dossier. Si l’humain est considéré trop étroitement dans sa fonction fournisseur – opérateur – client, la qualité sera un progrès ambigu pour les bénéficiaires, au prix d’une stagnation ou d’une régression pour la planète. L’Europe n’a pas fourni de grands théoriciens de la qualité. Mais des éclairs de génie dans son Histoire ont «nourri» chaque métier de notre premier et dur métier qui est de vivre. La philosophe Simone Weil et l’industriel Adriano Olivetti ont proposé un paradigme d’humanité au travail dont la qualité était naturellement le reflet intime. Et incarné une réponse à leur siècle d’une exigence éthique qui a traversé les totalitarismes. Ils ont ainsi résisté à ces puissances qui ont accaparé les industries au service de la mort . La science de la qualité doit se nourrir de cette clairvoyance prodigieuse et de ce courage, pour que son application serve la civilisation et prenne soin de notre planète blessée. ________________________________________________________________________

Une histoire 

La récente présentation de Patrick Fouilleul sur la qualité a enrichi la compréhension des trois dernières  conférences où j’ai pu me rendre. Il s’agissait de la lutte contre le bruit (Gérard Mangiante), de la chimie dans nos vies (Sylvaine Jabre), et du rapport entre justice et politique (Pierre Rancé).

Il faut dire merci à Patrick Fouilleul d’avoir si justement expliqué que la qualité a une histoire et une définition. Ainsi que des limites dans son exercice (bureaucraties, règlements, emprisonnement de la créativité). Et des grandes figures, surtout dans l’industrie (Edwars Deming, Joseph Juran, Philip Crosby...). Je n’en connaissais aucune mais j’ai reconnu nombre de leurs outils inventés que j’utilise dans mon quotidien.

L’univers aéronautique est fascinant par sa capacité à s’améliorer autant de ses réussites que de ses accidents. Et, c’est une croyance personnelle, notre historique compagnie Air France porte un supplément d’âme dont je dois la perception à l’enseignement de l’École hôtelière. L’art de l’hospitalité, dans un style vestimentaire où toute rigueur est beauté. L’élégance à la française.

Dans le monde hospitalier une telle science de la qualité est encore à démontrer. Qui saura concilier une administration humaniste, les prouesses médicales admirables mais coûteuses, le deuil, et la sagesse enfouie de ce brancardier cité en exemple ? Bien plus ardue est la qualification de la qualité quand le cœur du sujet n’est pas la satisfaction de n humains par un produit P, mais toute la singularité vulnérable de chaque humain. L’enjeu de la qualité, ici, c’est la vie ou la mort. Le simulacre de la qualité, c’est la technique qui s’admire elle même sans fin dans ses incarnations de pouvoir. Et, au passage, étouffe tout ce qui est civilisé.

Constat et questions

Malgré tous les experts, contrôleurs et législateurs, une première conclusion est sombre. La question de la qualité peut nous échapper, devenir contingente, anecdotique, et même factice. Est-ce possible ? Pire, cela est certain quand la qualité sert un imaginaire et une machinerie collective de mise à sacs du vivant. C’est le message de fin d’étude d’élèves d’Agrotech Paris et de l’École polytechnique. Initiatives minoritaires, c’est trop évident. Mais d’une justesse documentaire implacable. Et cette vérité d’oralité nous pénètre, dans un vertige saisissant, entre la colère froide et la supplication. Pour ces paroles, oui, vive l’auto édition et le media YouTube.

Les grands théoriciens modernes de la qualité ne sont donc pas français, ni européens. C’est entendu. Alors restons humbles comme ces générations du XXe siècle en Europe qui « n’ont pas refait le monde » mais œuvré à « empêcher qu’il ne se défasse ». C’est le discours de Suède du prix Nobel d’Albert Camus (1957), et il en précise l’essence qui est de « réconcilier travail et culture ».

Mais nous avons, ça et là dans l’Histoire, des explorateurs et des éclats de génie qui ont précédé ces hérauts de la qualité. Le désespoir de François Vatel, l’invention de l’art de la conserverie par l’humaniste Nicolas Appert et le combat de Louis Pasteur pour le lavage des mains ont nécessairement nourri l’inspiration d’Auguste Escoffier. Ce grand cuisinier réformateur a tout déconstruit et tout rebâtit de notre art culinaire français, que l’Unesco a reconnu comme patrimoine immatériel de l’humanité. Auguste Escoffier fut le premier chef cuisinier à recevoir la Légion d’honneur.

Simone Weil et Adriano Olivetti

La qualité dans les métiers de l’industrie fut un devoir scolaire, en classe de seconde à Vizille, d’étude de La condition ouvrière de Simone Weil (1909 - 1943). Élève d’Alain, puis jeune agrégée de philosophie, Simone Weil a 25 ans quand elle veut connaître la morsure du réel de la condition ouvrière. Engagée en décembre 1934 comme manœuvre chez Alsthom, elle y investit sa santé fragile et sa maladresse légendaire. Et surtout, nous dit son entourage « la rigueur impitoyable avec laquelle elle obligeait à penser ». Son Journal d’usine est la narration d’un quotidien désolé où s’enchaînent des imbroglios bureaucratiques, petits chefs satisfaits, mesquineries de salaires, machines mal réglées et l’oppression des cadences. Enfin, rarement, quelques lueurs heureuses de dignité, fraternité ou brefs temps d’harmonie humain-machine. Nous retiendrons de cette expérience, au-delà des souffrances, la confirmation d’une conscience de classe, et une vénération encore augmentée chez Simone Weil pour le travail manuel. Puis une longue correspondance avec un ingénieur directeur d’usine, Auguste Detœuf. Cet industriel vit une ambition philosophique dans son métier, et a fondé une revue ouvrière Entre nous. Les lettres de Simone Weil sont d’abord une tentative de désarmer, par le témoignage et l’argumentation, la puissance de droit divin du patron sur l’ouvrier. Puis de définir une éventuelle « collaboration », dont l’enjeu serait de fonder un humanisme complet et concret dans l’usine. Bien sûr la qualité en serait un fruit mérité pour le patron. Précisons que le mot « collaboration » doit être compris à la date de 1936 et la grande question de la révolution prolétarienne est disséquée en pleine clairvoyance. Tout indique que la « collaboration » a tourné court.

Mais la fécondité de cette correspondance militante et studieuse a rejailli ailleurs.


Adriano Olivetti est né en 1901 près de Turin. Son père Camillo fonde une petite usine en 1906 à Ivrea, qui deviendra la célèbre marque de machines à écrire et aujourd’hui de solutions numériques. En une vie brève (il meurt en 1960), il empoigne avec une passion égale la conduite de l’entreprise familiale, l’étude et l’action politique. Ce fut l’engagement d’un homme brillant et droit confronté à la naissance du fascisme puis à la guerre. Un voyage d’étude aux États Unis en 1925 lui permet d’en visiter les usines et observer l’organisation, et cette société frénétique dans la consommation de masse. Il décide d’inventer un autre lien aux être et aux biens dans son usine. Militant antifasciste et jeune patron utopique, il puise dans de multiples sources son inspiration. La philosophie et ces jeunes sciences que sont la sociologie et la psychologie, parmi lesquelles on trouve dans les archives l’expérience d’usine de Simone Weil. L’urgence concrète fut pour Adriano Olivetti l’inverse de la dispersion, mais l’obligation de pénétrer l’essentiel de ce patrimoine de pensée.  Et nourrir son grand dessein qui est l’action politique et la construction de sa cité ouvrière idéale. Où est la qualité dans tout cela ? J’en ai eu un contact direct en écoutant le professeur Domenico Canciani lors d’un colloque Simone Weil. En plus des critères objectifs et mesurables, la qualité était pour Adriano Olivetti un lien intime entre la beauté de l’humain et la beauté de la pièce créée. Une obligation, une loi non écrite chère à Antigone. Ainsi une machine à écrire devait être élégante au premier regard, mais aussi dans sa mécanique interne, cachée sous le capot. Et ce fut exactement mon contact avec l’Olivetti 88, une bien vieille machine, belle et sage, où j’ai appris la dactylographie sur les bancs de l’École hôtelière.

Ne pouvant traduire l’italien, je n’ai pu puiser aux premières sources pour documenter ce témoignage. Mais je vous invite à lire ce document bien mis en page qui rend hommage à Adriano Olivetti. Et cette communauté  où est née une « industrie artisanale » d’un rayonnement mondial, et surtout cette lueur d’esprit qui a traversé les pires ténèbres de l’Europe du nazisme et du fascisme.

Note personnelle : comme est triste et discordante dans cette biographie la signature de Carlo de Benedetti, qui s’est si défavorablement fait remarquer dans la vie des affaires !


Simone Weil et Adriano Olivetti n’ont guère eu le temps de définir une doctrine de la qualité, tant ils ont investi leurs forces pour réparer les déchirures de leur époque. Mais leurs parcours oblige à penser la qualité comme l’écart entre ce qui est et ce qui pourrait être. Pas seulement dans une finalité producteur-consommateur, mais dans la totalité des interactions du monde politique et naturel.

Conclusion

Je médite leur héritage, et mon métier culinaire.

Le coût de la non qualité peut être tout simplement la disparition de l’entreprise. C’est donc sérieux. Mais quel est le coût de la qualité qui s’obtient par la force de la domination, sur la nature ou autrui ? C’est la question posée par ces quelques étudiants d’Agrotech Paris et de l’École polytechnique. Et ces femmes de chambre de l’Hôtel Ibis Batignolles dont la grève historique a mis à jour le cynisme du recours à une pseudo société de sous-traitance de nettoyage.

La qualité est une dynamique qui se doit d’être supérieure aux contraintes qu’elle génère. Cela semble acquis pour les bien manufacturés. C’est un peu plus ardu à définir pour les services, publics ou privés, mais largement possible. En revanche, qu’en est-t’il quand la qualité n’est pas une performance mais un lien, l’oscillation d’un accueil mutuel de soi et d’autrui ? Où les biens les plus précieux, la confiance et le respect, sont par essence inestimables ? Dans ces sphères si intimes et fragiles, le discours moderne sur la qualité ne contient pas seulement ses limites métaboliques, mais la plus dangereuse ambivalence. Celle de l’alibi d’une dignité pour chacun uniquement administrative ou abstraite, qui couvre ce qu’Emmanuel Mounier a dénoncé en son temps  « le non empiètement des différents égoïsmes » pour les plus puissants ; en s’habituant à ce que des métiers les plus humbles – qualifiés d’essentiels il y a peu – s’exercent aux frontières de la domesticité.

C’est pourquoi je fus saisi par la conviction que le cri d’alarme des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles était pleinement à l’ordre du jour de notre réflexion sur la qualité. Et j’en ai donc témoigné à cette conférence. Exactement comme cette pudique et éclatante révélation des métiers du lien du film Debout les femmes qui nous a réconforté ce 8 mars dernier.

Ma reconnaissance pour Mr Fouilleul, c’est de laisser place en moi au dévouement de ce brancardier anonyme. Je me ressourcerai longtemps de son bref silence quand il a évoqué l’hôpital, et ce savoir enfoui et méconnu que porte ce brancardier. Où l’ingénieur suspend son expertise et se met à l’écoute. Le même silence respectueux que tout bon officier, stratège de métier, sait rendre au fantassin au contact intime du réel. J’ai rencontré d’aussi dignes et fugaces silences à l’hôpital militaire Saint Anne à Toulon en qualité de secrétaire d’aumônerie de marine il y a trente cinq ans.

L’intelligence de la qualité permet aux organisations de grandir en performance, en taille, en durée de vie. Ses théoriciens et ses interprètes sauront-ils questionner leur propre science devant le miroir d’un idéal républicain et écologique ? S’il s’en trouve assez pour oser le faire, la qualité servira la civilisation. Sinon, sa dimension technicienne, ostentatoire et mercantile surgira comme un démon caché et la qualité sera une idéologie parmi d’autres. C’est pourquoi Guillaume Gomez et Thierry Marx, nos ambassadeurs modernes de la cuisine ne dénigrent pas l’industrie agro alimentaire, qui nous nourrit, mais désarment sans relâche son hubris et ses mensonges. Et nous interpellent en premier. Leur message peut se résumer en quelques mots : le premier pas vers la qualité, c’est le respect de soi. C’est d’une exigence verticale. Après l’on peut penser la qualité et ses besoins personnels réels. Et prendre sa part de construction dans notre monde, qui se réchauffe inexorablement, malgré les appels au secours de nos savants, de la jeunesse et des populations du Sud.

Références :

• Simone Weil, La condition ouvrière, Gallimard, collection idées

• Adriano Olivetti, un bâtisseur d’avenir
https://docplayer.fr/185638664-Un-batisseur-d-avenir.html

• Ecole polytechnique : appel à fixer les enjeux prioritaires
https://www.youtube.com/watch?v=eU98x7HfpY0

• Agrotech Paris : remise des diplômes, interpellation écologique et appel à « déserter » https://www.youtube.com/watch?v=SUOVOC2Kd50 
















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